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Astor apparaît brusquement près de moi et interrompt ma rêverie éveillée.

— Maman dit que tu as pris un coup sur la tête.

— Oui, c’est vrai.

— Je peux voir ? demande-t-elle. (Je suis tellement touché par sa sollicitude que je me penche pour lui montrer la bosse et les cheveux collés de sang séché.) Ça n’a pas l’air très grave, dit-elle, l’air un peu déçue.

— Ça ne l’est pas.

— Alors tu ne vas pas mourir, n’est-ce pas ? demande-t-elle poliment.

— Pas encore. Pas avant que tu aies terminé tes devoirs. Elle hoche la tête et jette un regard vers la cuisine.

— Je déteste les maths.

Puis elle s’en va dans le couloir, probablement pour aller détester les maths de plus près.

Je rêvasse encore un peu. Le bouillon finit par arriver, et, si je n’irais pas jusqu’à garantir que cela fait du bien à ma bosse, cela ne me fait en tout cas pas de mal. Comme je l’ai déjà dit, dans une cuisine, Rita peut accomplir des exploits hors de portée du commun des mortels, et après un grand bol de son bouillon de poule je commence à penser que le monde, d’un point de vue général, mérite une dernière chance. Elle ne cesse de s’empresser autour de moi, ce qui n’est pas ce que je préfère, mais pour l’heure cela me semble assez apaisant et je la laisse retaper les coussins, me tamponner le front avec un linge frais et me masser la nuque une fois le bouillon englouti.

Il ne faut pas longtemps avant que la soirée se termine, et les enfants viennent nous souhaiter bonne nuit. Rita les emmène au lit et les borde pendant que je gagne en titubant la salle de bains pour me brosser les dents. Au moment où je commence à acquérir un bon rythme de brossage, je surprends mon reflet dans le miroir. J’ai les cheveux hirsutes, une ecchymose sur une joue et le vide pétillant de mes yeux me paraît creux. Je ferais une sale photo d’identité judiciaire, le genre où l’écroué qui commence tout juste à se dégriser tente de se rappeler ce qu’il a fait et comment on l’a pincé. J’espère que ce n’est pas un funeste présage.

Bien que la soirée n’ait été occupée à rien de plus exténuant qu’à paresser et sommeiller sur le canapé, je suis vaincu par la fatigue, et le brossage de dents épuise ce qui me reste d’énergie. J’arrive tout de même à gagner le lit en ne comptant que sur mes forces et je m’affale sur les oreillers en pensant que je vais me laisser emmener au pays des songes et m’inquiéter de tout le reste demain matin. Malheureusement, Rita a prévu autre chose.

Quand le murmure des prières du soir s’est tu dans la chambre des enfants à l’autre bout du couloir, je l’entends aller dans la salle de bains et faire couler l’eau. Je suis presque endormi quand les draps se soulèvent et qu’une chose qui sent agressivement l’orchidée vient se glisser auprès de moi.

— Comment tu te sens ? demande-t-elle.

— Beaucoup mieux, dis-je (Et pour la remercier comme elle le mérite :) Le bouillon m’a fait du bien.

— Tant mieux, dit-elle en posant sa tête sur ma poitrine.

Un moment, je sens son souffle sur ma peau et je me demande si je vais pouvoir dormir avec le poids de sa tête qui me comprime les côtes. Puis le rythme de sa respiration se fait saccadé et je me rends compte qu’elle pleure.

Il y a peu de choses au monde qui me paraissent plus énigmatiques que les larmes d’une femme. Je sais que je suis censé avoir des gestes réconfortants avant d’aller abattre le dragon qui a provoqué les pleurs ; mais d’après mon expérience, dans les relations limitées que j’ai eues avec des femmes, les larmes ne sortent jamais quand il faudrait et ne sont jamais causées par ce que l’on croit. En conséquence, on en est réduit à des options idiotes comme tapoter la tête et dire « Allons, allons », dans l’espoir que, tôt ou tard, elle va vous dévoiler ce qui a motivé tout ce numéro.

Mais Dexter a l’esprit d’équipe et je passe donc mon bras autour de ses épaules, pose ma main sur l’arrière de sa tête et déclare : « Ce n’est rien. » J’ai beau trouver cela idiot, je trouve que c’est nettement mieux que « Allons, allons ».

Et, fidèle à elle-même, Rita me fait une réponse tout à fait imprévisible :

— Je ne peux pas te perdre.

Je n’ai aucunement prévu d’être perdu et je le lui dirais bien volontiers, mais elle est lancée, et les sanglots muets qui agitent son corps font couler un petit filet d’eau salée sur ma poitrine.

— Oh, Dexter, pleure-t-elle. Qu’est-ce que je ferais si je te perdais aussi ?

Et là, avec ce mot, « aussi », je viens de rejoindre une communauté aussi inconnue qu’inattendue, probablement celle des gens que Rita a imprudemment oubliés dans un endroit où elle pouvait facilement les égarer, mais elle ne m’explique pas du tout comment j’ai réussi à faire partie de ce groupe, ni même qui ils sont. Veut-elle parler de son premier mari, le drogué qui les a battus et fait souffrir, Cody, Astor et elle, jusqu’à ce qu’ils soient assez traumatisés pour devenir ma famille idéale ? Il est en prison, à présent, et je conviens qu’être perdu de cette façon est une mauvaise idée. Ou bien s’agit-il d’une autre ribambelle de personnes égarées qui ont glissé à travers les mailles du filet de la vie de Rita et été emportées par les averses de l’infortune ?

Et, comme si j’avais besoin qu’on me prouve encore que ses pensées lui sont dictées par un faisceau laser depuis le vaisseau-amiral en orbite au-delà de Pluton, Rita commence à faire glisser son visage le long de ma poitrine, puis de mon ventre, toujours sanglotante, voyez-vous, et laissant une traînée de larmes qui refroidissent rapidement.

— Ne bouge pas, renifle-t-elle. Il ne faut pas faire d’efforts quand on a eu une commotion.

Je vous le disais : on ne sait jamais quel va être le programme quand une femme se met en mode larmes.

24

Au milieu de la nuit, je me réveille avec cette interrogation : Mais qu’est-ce qu’il veut ? Je ne sais pas pourquoi je ne me suis pas posé la question avant, ni pourquoi elle me vient maintenant, alors que je suis allongé dans mon lit douillet, à côté d’une Rita qui ronflote doucement. Mais la voici qui surgit à la surface du lac Dexter et je dois m’en occuper. Mon cerveau est encore un peu engourdi, comme s’il était rempli de sable mouillé, et pendant quelques minutes je reste allongé, juste capable de me répéter : Qu’est-ce qu’il veut ?

Que veut Weiss ? Il ne rassasie pas le Passager noir de son côté, j’en suis presque certain. Je n’ai ressenti aucune empathie au contact de Weiss ou de ses œuvres, ce qui serait ordinairement le cas s’il était une véritable Présence.

Et sa manière de procéder, en utilisant des cadavres au lieu de les fabriquer lui-même – jusqu’au meurtre de Deutsch –, plaide en faveur d’une recherche innovante.

Mais laquelle ? Il tourne des vidéos de cadavres. Des vidéos de gens qui regardent des cadavres. Et il m’a filmé en pleine action – un film sans valeur, oui, mais tout cela ne rime à rien pour moi. Où est le plaisir, là-dedans ? Je n’en vois aucun – et cela m’empêche de m’immiscer dans l’esprit de Weiss pour le comprendre. Avec les psychopathes ordinaires, bien insérés socialement, qui tuent parce qu’ils le doivent et tirent un plaisir simple, honnête de leur travail, je n’ai jamais eu ce problème. Je ne les comprends que trop bien, puisque je suis comme eux. Mais avec Weiss aucune ressemblance, rien qui suscite l’empathie, et à cause de cela j’ignore où il compte aller et ce qu’il va faire. J’ai le très désagréable pressentiment que cela ne va pas me plaire, mais je ne sais pas ce que ce sera, et cela ne me dit rien qui vaille.