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— Merde.

— Alors, alors, fait depuis la porte une grosse voix joviale avec un fort accent des Caraïbes, ces messieurs doivent sortir. (Je lève le nez : une grosse infirmière enjouée est entrée et fond rapidement sur nous.) La dame doit se reposer, et elle ne va pas pouvoir si vous faites les vilains.

« Les vilains ». L’espace d’une seconde, je trouve cela tellement attendrissant que je ne me rends pas compte qu’elle est en train de me flanquer dehors.

— Je viens d’arriver, dis-je.

Elle se plante devant moi en croisant les bras.

— Alors vous allez économiser les sous du parking, parce que vous devez partir tout de suite. Allez, messieurs, dit-elle en se tournant vers Chutsky. Tous les deux.

— Moi aussi ? répond-il, surpris.

— Oui, vous aussi, dit-elle en agitant un index énorme. Vous êtes là depuis trop longtemps déjà.

— Mais je dois rester.

— Non, il faut partir. Le docteur veut qu’elle se repose un peu. Toute seule.

— Vas-y, murmure Debs. (Chutsky la regarde, peiné.) Ça va aller. Pars.

Chutsky nous regarde tour à tour.

— D’accord, dit-il finalement. (Il se baisse pour l’embrasser sur la joue et elle se laisse faire.) Bon, mon pote, me dit-il, je crois qu’on nous fout dehors.

Nous partons pendant que l’infirmière se met en devoir de tabasser les oreillers comme s’ils avaient fait une bêtise.

— Je suis un peu inquiet, me dit Chutsky alors que nous attendons l’ascenseur.

— Pourquoi ? Tu veux parler de… séquelles neurologiques ?

J’entends encore Deborah me dire qu’elle veut rendre son tablier, et cela lui ressemble si peu que je suis moi aussi un peu inquiet. L’horrible image d’une Debbie réduite à l’état de légume dans un fauteuil et moi lui faisant manger sa bouillie me hante encore.

— Pas tout à fait. Plutôt des séquelles psychologiques.

— Comment ça ?

— Je sais pas, dit-il avec une grimace. C’est peut-être le choc. Mais elle a l’air… pleurnicharde. Angoissée. Pas elle-même, tu vois.

Je n’ai jamais été poignardé, n’ai jamais été exsangue, mais il me semble qu’être angoissé et pleurer est une réaction relativement raisonnable.

— Elle ne m’a pas tout de suite reconnu, poursuit-il en entrant dans l’ascenseur. La première fois qu’elle a ouvert les yeux.

— Je suis sûr que c’est normal, dis-je, alors que je n’en sais rien du tout. Après tout, elle était dans le coma.

— Elle m’a regardé droit dans les yeux, continue-t-il sans relever. Elle a eu l’air, je sais pas, d’avoir peur de moi. Genre qui vous êtes et qu’est-ce que vous faites ici ?

En toute honnêteté, je me pose ces questions depuis un an, mais je m’abstiens de le lui dire.

— Je suis sûr qu’il faut du temps pour…, commencé-je.

— Qui vous êtes ? me coupe-t-il en fixant le panneau de commandes. Je suis à son chevet depuis le début, je l’ai pas laissée seule plus de cinq minutes d’affilée. Et elle sait pas qui je suis.

Les portes s’ouvrent, mais il ne remarque rien.

— Eh bien…, commencé-je, espérant le tirer de sa torpeur.

— Allons prendre un café, dit-il, en se décidant à sortir et en bousculant trois personnes en blouse verte.

Nous gagnons une petite cafétéria au rez-de-chaussée, où il parvient à obtenir deux cafés relativement vite, sans que personne n’essaie de passer devant lui ou de lui donner des coups de coude dans les côtes. Je me sens donc un peu supérieur : il est évident qu’il n’est pas natif de Miami. Cependant, je reconnais qu’il est efficace, et nous allons nous installer à une petite table dans un coin.

Chutsky ne me regarde pas, ni autre chose, d’ailleurs. Il reste perdu dans le vague, sans la moindre expression. Comme je ne sais pas quoi dire, nous observons ce silence gênant entre potes pendant un bon moment, puis il finit par articuler :

— Et si elle m’aime plus ?

J’ai toujours tenté de rester modeste, notamment en ce qui concerne mes propres talents : je sais très bien que je ne suis doué que pour une ou deux choses, et que conseiller les amoureux transis n’en fait pas partie. Comme je ne comprends vraiment rien à l’amour, il me paraît un peu injuste d’exiger de moi une opinion sur son éventuelle disparition.

Cependant, il semble nécessaire que je me manifeste et, résistant à la tentation de dire : « Je ne sais vraiment pas si elle t’a jamais aimé », je fouille dans mon sac de clichés et j’en sors :

— Bien sûr qu’elle t’aime. Elle vient de frôler la mort. Il lui faut du temps pour se remettre.

Chutsky attend que je développe, mais je n’ai rien de plus.

— J’espère que tu as raison, dit-il, en se réfugiant dans son café.

— Bien sûr que oui. Laisse-lui le temps d’aller mieux. Tout ira bien.

Comme je ne suis pas instantanément foudroyé sur place, je me dis qu’il est possible que j’aie raison.

Nous finissons nos cafés dans un silence relatif, Chutsky ruminant la possibilité de ne plus être aimé, et moi guettant midi qui approche sur la pendule, heure à laquelle je dois partir pour me mettre à l’affût de Weiss. Du coup, c’est dans une ambiance moins potes que je finis de vider ma tasse avant de me lever.

— Je repasserai plus tard, dis-je.

Chutsky se contente de hocher la tête et de boire une gorgée de café.

— O.K., mon pote. À plus.

26

Le quartier de Golden Lakes enfreint bravement le canon de l’urbanisme de Miami : bien que comportant le mot lakes, c’est-à-dire lacs, il en abrite en fait plusieurs, et l’un d’eux jouxte l’extrémité du terrain de jeux de l’école. Cela dit, il n’a rien de golden, doré, il est plutôt d’un vert sale, mais on ne peut nier que c’est réellement un lac ou au moins une grande mare. Cependant, comme je me doute qu’il serait difficile de vendre un quartier baptisé « Mare vert sale », peut-être que les promoteurs savent ce qu’ils font, après tout – et ce serait là une violation supplémentaire de la coutume.

J’arrive à Golden Lakes bien avant la fin de la journée d’école et j’en fais le tour plusieurs fois, pour repérer éventuellement Weiss. Il n’y a personne. La rue côté est se termine à l’endroit où le lac touche pratiquement la clôture. Laquelle est haute, grillagée, et fait le tour complet de l’école, même du côté du lac, au cas, j’en suis sûr, où une grenouille hostile tenterait de pénétrer dans les lieux. Juste à côté, au bout du terrain de jeux, se trouve une grille solidement fermée par une chaîne et un gros cadenas.

La seule entrée se trouve devant l’école, surveillée par un garde dans une guérite avec une voiture de police garée à côté. Essayer d’entrer durant les horaires scolaires, c’est rencontrer le garde ou le flic. Aux heures où les parents viennent déposer ou prendre leurs enfants, ce sont des centaines d’enseignants, mamans et agents de la circulation qui vous arrêteraient, ou qui rendraient l’opération bien trop difficile et hasardeuse.

Il s’agit donc pour Weiss de se poster de bonne heure. Pour moi, de deviner où. Je coiffe mon Chapeau à Penser à Mal et je refais lentement le tour des lieux. Si je voulais enlever quelqu’un, comment m’y prendrais-je ? D’abord, il faudrait que ce soit à l’entrée ou à la sortie des cours, puisqu’il serait trop difficile de passer la sécurité en dehors de ces heures. Cela signifie donc à la grille, et c’est bien sûr pour cette raison qu’elle est très sécurisée, avec tout ce qu’il faut, depuis le flic en poste jusqu’au méchant prof de travaux manuels.