Évidemment, si vous parvenez à entrer avant et à frapper pendant que toute la surveillance se concentre sur la grille, cela facilite grandement les choses. Mais, pour cela, il faut passer le grillage à un endroit écarté ou qui permette de gagner l’intérieur de l’école assez vite sans être repéré.
Mais, d’après ce que je constate, il n’y a aucun endroit de ce genre. Je refais le tour des lieux. Rien. Le grillage est éloigné des bâtiments, de tous les côtés, sauf sur le perron. L’unique point faible paraît être la mare. Il y a un bosquet de pins et des buissons entre l’eau et le grillage, mais tout cela se trouve beaucoup trop loin des bâtiments. Impossible de passer le grillage et de traverser tout le terrain de jeux sans être à découvert.
Quant à moi, je ne peux pas refaire le tour sans éveiller les soupçons. Je me gare donc dans une rue au sud de l’école et je réfléchis. Mon raisonnement méthodique m’a amené à penser que Weiss allait tenter de s’en prendre aux enfants ici, cet après-midi, et cette logique glacée et impeccable est soutenue par un brûlant et indiscutable coup d’ailes du Passager noir. Mais comment ? De la voiture, je regarde l’école, et j’ai la forte impression que, quelque part dans les parages, Weiss est en train d’en faire autant. Il ne va tout de même pas enfoncer le grillage en espérant s’en tirer à bon compte… Il a passé du temps à observer, à prendre note des détails, et il a un plan. Et moi je n’ai qu’une demi-heure pour le deviner et trouver comment le faire échouer.
Je contemple le bosquet d’arbres près du lac. C’est le seul endroit où l’on puisse se cacher. Mais à quoi bon, si la cachette s’arrête devant le grillage ? C’est alors que quelque chose attire mon regard sur la gauche.
Une camionnette blanche stoppe devant la grille cadenassée et quelqu’un en descend, vêtu d’une chemise vert clair, d’une casquette assortie et d’une caisse à outils, bien visible. La silhouette s’approche de la grille, pose sa caisse et s’agenouille devant la chaîne.
Évidemment. La meilleure manière d’être invisible, c’est d’être parfaitement visible. Je fais partie du décor ; ma présence est normale. Je suis juste là pour réparer le grillage et ce n’est pas la peine de faire attention à moi, ha, ha !
Je démarre. Lentement, je refais le tour, l’œil rivé sur la tache verte, et je sens des ailes glacées se déployer dans mon dos. Je le tiens – à l’endroit précis où il est censé être. Mais, bien sûr, je ne peux pas me garer et lui sauter dessus. Il me faut approcher prudemment, en partant du principe qu’il connaît ma voiture et qu’il ouvre grands les yeux pour guetter l’arrivée éventuelle de Dexter.
Ralentis et réfléchis, alors. Ne compte pas simplement sur les ailes noires pour enjamber tous les obstacles. Regarde attentivement et prends note ; par exemple, Weiss tourne le dos à la camionnette – qui est garée en travers, avant la clôture, ce qui empêche de voir la mare. Parce que, évidemment, rien ne peut survenir de ce côté.
Cela implique donc que Dexter va y aller.
À faible allure et en prenant grand soin de n’attirer l’attention de personne, je fais demi-tour et retourne vers le côté sud de l’école. Je suis le grillage jusqu’au bout, là où la route se termine et où commence le lac. Je me gare devant la barrière métallique, invisible de Weiss, toujours posté devant la grille cadenassée, et je descends. Je gagne prestement l’étroit sentier entre le lac et le grillage, puis je fonce.
Dans l’école, la cloche sonne. Les cours sont finis pour la journée, et Weiss doit agir maintenant. Il est toujours agenouillé devant le cadenas. Comme je ne vois pas de coupe-boulons entre ses mains, il va lui falloir quelques minutes pour crocheter ou couper le cadenas. Une fois à l’intérieur, il n’aura qu’à longer le grillage d’un pas dégagé en faisant semblant de l’inspecter. J’atteins le bosquet d’arbres que je traverse rapidement. J’enjambe précautionneusement des détritus – cannettes de bière, bouteilles de soda en plastique, os de poulet et autres articles moins ragoûtants – et j’arrive au bout. Je marque une petite pause pour m’assurer que Weiss est toujours en train de tripoter le cadenas. Le van me bloque la vue, mais je constate que la grille est toujours fermée. Je prends une longue bouffée d’obscurité que je laisse m’envahir, puis je sors dans le soleil.
Je passe par la droite, courant presque, pour le prendre par-derrière. Sans un bruit, prudemment, sentant les ailes noires se déployer tout autour de moi, je fais le tour de la camionnette et m’arrête en voyant la silhouette agenouillée devant le grillage.
L’homme regarde par-dessus son épaule et m’aperçoit.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-il.
Il a la cinquantaine, il est noir, et ce n’est pas du tout Weiss.
— Oh, réponds-je avec ma finesse habituelle, bonjour !
— Ces satanés mômes ont mis de la superglu dans le cadenas, explique-t-il, en reprenant sa tâche.
— Mais qu’est-ce qu’ils ont dans le crâne ? dis-je poliment.
Je n’ai pas le temps de le deviner, car de l’autre côté du terrain de jeux, dans la rue à l’entrée de l’école, j’entends des coups de klaxon suivis d’un fracas métallique. Et tout près de moi, dans ma tête, en fait, j’entends une voix qui siffle : Crétin ! Sans prendre le temps de me demander comment je sais que c’est Weiss qui a embouti Rita, j’escalade d’un bond le grillage et traverse le terrain en courant.
— Hé ! crie l’homme derrière moi.
Mais pour une fois j’oublie les bonnes manières et je n’attends pas ce qu’il a à me dire.
Évidemment que Weiss n’allait pas fracturer le cadenas. Il n’en avait pas besoin. Évidemment qu’il n’avait pas besoin d’entrer dans l’école, d’essayer de duper ou de vaincre des hordes d’enseignants circonspects et d’enfants déchaînés. Il lui suffisait de se poster dans le flot de la circulation, comme un requin aux abords du récif qui attend que Nemo pointe son nez. Évidemment.
Je cours à perdre haleine. Le terrain est un peu inégal, mais l’herbe est tondue et je garde l’allure. Je suis en train de me féliciter de mon excellente forme et de ma rapidité quand je lève un instant le nez pour voir ce qui se passe. Ce n’est pas une bonne idée : je me prends aussitôt le pied dans une racine et je m’étale à une vitesse remarquable. Je me roule en boule, fais une sorte de saut périlleux et demi et j’atterris sur le dos sur un truc volumineux. Je me relève et reprends ma course, boitillant légèrement à cause de l’entorse que je viens de me faire, avec la vague image d’un nid de fourmis de feu que j’ai proprement aplati.
Je me rapproche. Des éclats de voix alarmées, la panique dans la rue, puis un cri de douleur. Je ne vois rien de plus qu’un fouillis de voitures et de gens attroupés qui se dévissent le cou pour regarder au milieu de la chaussée. Je passe la grille, gagne le trottoir et arrive devant l’école. Je suis obligé de ralentir pour traverser la foule d’écoliers, d’enseignants et de parents rassemblés devant l’entrée, mais j’atteins enfin la rue. Je reprends ma course pour couvrir les derniers mètres et gagner l’endroit où la circulation s’est arrêtée et agglutinée autour de deux voitures qui se sont emboîtées. L’une d’elles est la Honda couleur bronze de Weiss. L’autre, celle de Rita.
Weiss ne se trouve nulle part. Mais Rita est appuyée contre le pare-chocs de sa voiture, l’air hébétée, Cody pendu à une main et Astor à l’autre. En les voyant ensemble, sains et saufs, je ralentis. Elle lève les yeux vers moi, sans changer d’expression.
— Dexter… Mais qu’est-ce que tu fais là ?
— J’étais juste dans le quartier. Hou là. (Et ce hou là n’est pas un effet de style : dans mon dos, des dizaines de fourmis de feu que j’ai dû ramasser décident de me piquer toutes en même temps.) Tout le monde va bien ? demandé-je en me débattant pour arracher ma chemise.