Ils me regardent faire d’un air un peu atterré.
— Toi, tu vas bien ? demande Astor. Je demande ça, parce que tu es en train d’enlever ta chemise au milieu de la rue.
— J’ai des fourmis de feu partout dans le dos, dis-je en me fouettant avec la chemise, ce qui ne sert à rien du tout.
— Un type nous est rentré dedans avec sa voiture et a essayé de prendre les enfants, m’informe Rita.
— Oui, je sais, dis-je en faisant des contorsions qu’un bretzel m’envierait.
— Comment ça, tu sais ?
— Il s’est enfui, dit une voix derrière nous, à toute vitesse. (Je m’interromps dans ma chasse aux fourmis pour voir un flic en tenue encore hors d’haleine d’avoir couru après Weiss. Il est assez jeune, l’air sportif, et son badge annonce LEAR. Il s’arrête et me regarde.) Les vêtements ne sont pas facultatifs, ici, mon vieux.
— Fourmis de feu, réponds-je. Rita, tu peux me donner un coup de main, s’il te plaît ?
— Vous connaissez ce type ? lui demande le flic.
— C’est mon mari, répond-elle.
Elle lâche les enfants, un peu à contrecœur, et entreprend de me claquer le dos.
— Bon, dit Lear. Quoi qu’il en soit, le type s’est enfui. Il a foncé vers la voie express et les galeries marchandes. J’ai appelé le central, ils sont en alerte, mais… Je dois dire qu’il courait bien vite pour quelqu’un qui avait un crayon enfoncé dans la jambe.
— Mon crayon, précise Cody, avec un petit sourire que je ne lui ai jamais vu.
— Et moi, je lui ai donné un grand coup de poing entre les cuisses, dit Astor.
Je les regarde. Ils ont l’air si contents d’eux ; et, en toute franchise, je le suis aussi. Weiss a fait le pire – et ils ont juste renchéri. Mes petits prédateurs. C’est tout juste si je n’en oublie pas la douleur fulgurante des piqûres. Mais tout juste, étant donné que les tapes de Rita n’arrangent rien du tout.
— Vous avez là de vrais petits scouts, dit Lear en regardant les enfants d’un air à la fois approbateur et légèrement inquiet.
— C’est que Cody, répond Astor. Et il a fait qu’une réunion. Lear ouvre la bouche, se rend compte qu’il n’a rien à lui répondre, et la referme.
— Le remorqueur va être là dans quelques minutes, m’annonce-t-il. L’équipe médicale voudra vérifier que tout le monde va bien.
— On va bien, dit Astor.
— Bon, alors, si vous voulez bien rester avec votre famille, je vais peut-être aller faire la circulation ?
— Oui, on peut se débrouiller, affirmé-je. Lear interroge Rita du regard.
— Oui, pas de problème, dit-elle.
— Parfait. Les fédéraux voudront sûrement vous voir, à cause de la tentative d’enlèvement.
— Oh, mon Dieu ! s’exclame Rita, comme si entendre le mot rendait l’acte encore plus réel.
— Je pense que c’était un malade mental, suggéré-je, plein d’espoir.
C’est vrai, j’ai assez de problèmes comme ça sans que le FBI vienne fourrer son nez dans mes histoires de famille.
Lear ne se laisse pas impressionner et me regarde sévèrement.
— C’est une tentative d’enlèvement d’enfants. Les vôtres. (Il me fixe longuement pour s’assurer que je comprends, puis il se tourne vers Rita.) Et, surtout, laissez-vous tous examiner par les secouristes. Et vous, me demande-t-il, vous pourriez peut-être vous rhabiller ?
Sur ce, il gagne la rue et commence à s’agiter dans l’espoir de faire circuler tout le monde.
— Je crois que je les ai toutes eues, dit Rita avec une dernière claque. Donne-moi ta chemise. (Elle la prend, la secoue et me la rend.) Vooilà, tu ferais mieux de la remettre.
Et, bien que j’aie du mal à imaginer pourquoi tout Miami s’obstine soudain à combattre la nudité partielle, je remets ma chemise après l’avoir examinée soigneusement au cas où elle abriterait encore des fourmis.
Entre-temps, Rita a déjà repris les enfants par la main.
— Dexter… Tu as dit… comment tu pouvais… je veux dire… Comment se fait-il que tu sois là ?
Je ne sais pas trop quelle réponse satisfaisante lui fournir, et malheureusement, cette fois, je ne peux pas me prendre la tête dans les mains en gémissant, puisque j’ai déjà utilisé le truc la veille. Cela risque de ne pas bien passer si je déclare que le Passager noir et moi étions sûrs que Weiss viendrait ici tenter d’enlever les enfants parce que nous aurions nous-mêmes agi ainsi. J’opte donc pour une version un peu diluée de la vérité.
— C’est… euh, c’est le type qui a fait exploser la maison hier. J’ai eu l’intuition qu’il essaierait encore. (Rita se contente de me fixer.) Je veux dire, d’enlever les enfants pour s’en prendre à moi.
— Mais tu n’es même pas un vrai policier, dit Rita d’un ton un peu scandalisé, comme si une règle élémentaire venait d’être bafouée. Pourquoi s’en prendre à toi ?
Ce n’est pas mal vu, en particulier puisque dans son univers – et, d’un point de vue général, dans le mien aussi – les experts judiciaires en traces de sang ne sont généralement pas impliqués dans des vendettas.
— Je pense que c’est lié à Deborah. (Après tout, elle, c’est une vraie flic et elle n’est pas là pour me contredire.) C’est quelqu’un qu’elle recherchait quand elle a été poignardée, et j’étais là.
— Et maintenant il s’en prend à mes enfants ? Parce que Deborah a essayé de l’arrêter ?
— C’est ainsi qu’est fait l’esprit des criminels. Il ne fonctionne pas comme le tien.
Évidemment, il fonctionne, en revanche, comme le mien, et pour le moment mon esprit criminel pense à ce que Weiss a bien pu laisser dans sa voiture. Il n’avait pas prévu de s’enfuir à pied : il est fort possible qu’il y ait dans le véhicule un indice quelconque sur ses prochains agissements. Et ce n’est pas tout : peut-être aussi un indice affreux qui pointerait un index ensanglanté vers moi. Du coup, je me rends compte qu’il faut que je fouille sa voiture au plus vite, pendant que Lear est occupé et avant que d’autres flics arrivent sur les lieux.
Voyant que Rita continue de me regarder sans comprendre, j’explique :
— Il est fou. Nous ne comprendrons peut-être jamais ce qu’il a dans le crâne. (Comme elle a l’air à peu près convaincue, jugeant qu’une sortie rapide est souvent l’argument le plus convaincant, je désigne la voiture de Weiss.) Je vais regarder s’il a laissé quoi que ce soit d’important. Avant que le remorqueur arrive.
Je laisse Rita à sa voiture pour gagner la portière ouverte de celle de Weiss.
À l’avant, je trouve l’habituel assortiment de détritus. Des emballages de chewing-gum sur le tapis de sol, une bouteille d’eau minérale sur le siège, un cendrier rempli d’une poignée de quarters pour les parcmètres. Pas de couteau de boucher, de scie à os ou de bombe. Rien d’intéressant. Je m’apprête à me glisser à l’intérieur pour ouvrir la boîte à gants quand je remarque un gros carnet sur la banquette arrière. C’est un cahier d’esquisses d’où dépassent plusieurs feuilles volantes, le tout maintenu par un gros élastique. Au même instant, j’entends la voix du Passager noir qui s’écrie : Touché !
Je sors de la voiture et essaie d’ouvrir la portière arrière. Elle s’est coincée à la suite du choc. Je m’agenouille donc sur le siège avant et me penche pour récupérer le cahier. Une sirène retentit dans la rue et je ressors de la voiture pour rejoindre Rita, le cahier serré contre ma poitrine.
— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-elle.