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— Je ne sais pas. Regardons.

Et, en toute innocence, j’enlève l’élastique. Une feuille volante s’en échappe et Astor saute dessus.

— Dexter, on dirait toi.

— C’est impossible, dis-je, en lui prenant la feuille.

Mais ça l’est. C’est un joli dessin, très bien exécuté, qui représente un homme à partir de la taille, prenant ironiquement une pose de héros à la Rambo, et tenant à la main un grand couteau ruisselant de sang. Aucun doute n’est possible.

C’est bien moi.

27

Je n’ai que quelques secondes pour admirer cette magnifique ressemblance. Presque simultanément :

— Cool, fait Cody.

— Montre, demande Rita.

Et, pour couronner le tout, l’ambulance arrive. Dans la confusion qui s’ensuit, je réussis à glisser le portrait dans le cahier et à pousser ma petite famille vers les ambulanciers pour un bref mais complet examen. Bien que réticents à l’admettre, ils ne trouvent pas le moindre membre coupé, crâne en moins ou organe interne abîmé, et sont finalement obligés de laisser tout le monde partir, sans oublier de nous signaler avec gravité quels symptômes à guetter au cas où.

Les dégâts de la voiture de Rita étant purement esthétiques – un phare cassé et un pare-chocs enfoncé –, je fais monter tout le monde dedans. En principe, Rita devrait les déposer à des activités extrascolaires et retourner au travail, mais comme il existe une loi tacite qui vous permet de prendre le reste de votre journée quand vous avez été attaqué avec vos enfants par un dément, elle décide de les ramener à la maison pour se remettre de leur traumatisme. Et, puisque Weiss est encore dans la nature, nous décidons qu’il vaut mieux que j’en fasse autant. Je rentre donc pour les protéger. Je les laisse partir et j’entreprends de retourner péniblement à pied à ma voiture.

Comme ma cheville me lance et que la sueur qui coule dans mon dos ravive les piqûres de fourmis, pour oublier mes douleurs, je feuillette le cahier de Weiss en chemin. Le choc causé par mon portrait est passé, je dois découvrir ce qu’il a à dire et où cela pourrait le conduire. Je suis sûr que ce n’est pas un vague dessin qu’il aurait distraitement gribouillé tout en parlant au téléphone. Après tout, il ne lui reste plus grand monde avec qui communiquer. Son amant Doncevic est mort et il a tué de ses propres mains son cher ami Wimble. Par ailleurs, tout ce qu’il a fait jusqu’ici indique qu’il a un objectif clair – dont je me passerais aisément.

Je regarde de nouveau mon portrait. Il est idéalisé, je trouve, car je ne me souviens pas d’avoir remarqué que j’avais une telle tablette de chocolat. Et cette impression de grande et vive menace que je dégage, si elle est peut-être justifiée, je m’efforce de la dissimuler. Mais je dois avouer qu’il a capté quelque chose ici et que cela mériterait peut-être d’être encadré.

Je continue de feuilleter le cahier. C’est très intéressant et les dessins sont de bonne qualité, surtout ceux qui me représentent. Je suis sûr de ne pas avoir l’air aussi noble, heureux et sauvage, mais peut-être que c’est une question de licence artistique. À mesure que je regarde les autres dessins et me fais une idée d’ensemble, je suis de plus en plus convaincu que cela ne me plaît pas, si flatteur que ce soit. Mais vraiment pas du tout !

Bon nombre des dessins sont des esquisses de mises en scène de cadavres anonymes dans l’esprit des précédentes œuvres de Weiss. L’un d’eux montre une femme avec six seins – sans préciser la provenance des deux paires supplémentaires. Elle porte un diadème de plumes et un string, le genre d’accoutrement que nous avons vu au Moulin-Rouge. Il ne cache presque rien, mais il est très glamour, et le soutien-gorge pailleté qui couvre à peine les six seins est absolument fascinant.

À la page suivante, un papier est coincé dans la reliure. Je le déplie. Ce sont les horaires de Cubana Aviación, imprimés depuis un ordinateur et donnant les vols entre La Havane et Mexico. Il accompagne le dessin d’un homme coiffé d’un canotier, brandissant une rame. Au bout d’une ligne qui la désigne apparaît en grosses lettres bien nettes : RÉFUGIÉ ! Je remets les horaires à leur place et tourne la page. Le dessin représente un homme éventré, rempli de cigares et de bouteilles de rhum, adossé contre une décapotable vintage.

Mais les dessins de loin les plus intéressants – en tout cas pour moi – sont une série montrant le Doux et Divin Dexter. On ne peut pas tirer de conclusions du fait que je trouve ces dessins de moi beaucoup plus captivants que ceux représentant des inconnus charcutés, mais il y a quelque chose de vraiment fascinant à contempler des représentations de soi que l’on a trouvées dans le cahier d’esquisses d’un assassin psychopathe. En tout cas, cette dernière série me coupe le souffle. Et si Weiss en est réellement l’auteur, cela pourrait bien me le couper littéralement et pour de bon.

Car ces dessins, soigneusement détaillés, sont exécutés d’après le film où je m’acharne sur Doncevic. Ils sont très fidèles et montrent presque exactement ce que je me souviens d’avoir vu plusieurs fois dans la vidéo. Presque. Car dans bon nombre d’entre eux, Weiss a légèrement modifié l’angle de vue, de manière à montrer un visage.

Le mien.

Posé sur le personnage au cœur de la boucherie.

Et, histoire de souligner la menace, Weiss a écrit et souligné Photoshop au-dessous de ces images. Je ne suis pas un expert dans ce domaine, mais je connais le b.a.-ba comme tout le monde. Photoshop est un programme de retouche qui peut servir à trafiquer une photo. Je suppose que l’on peut en faire autant avec une image extraite d’un film. Et je sais que Weiss possède assez de vidéos pour s’amuser durant une éternité : de moi, de Cody, de badauds sur les lieux des crimes et de qui sait quoi d’autre.

Il a donc manifestement l’intention de modifier le film où je m’acharne sur Doncevic de manière que l’on voie mon visage. Étant donné que je commence à connaître Weiss, ou du moins son œuvre, je sais que ce n’est pas en pure perte. Il veut s’en servir dans le cadre d’une charmante mise en scène qui m’anéantira. Et tout cela parce que j’ai folâtré une petite heure avec son chéri, Doncevic.

Bien sûr que je suis coupable, j’y ai même pris du plaisir. Mais je trouve que c’est de la triche : ce n’est pas juste de coller mon visage a posteriori, non ? Surtout que, a posteriori ou pas, c’est plus que suffisant pour soulever des tas de questions embarrassantes pour moi.

Le dernier dessin est le plus terrifiant de tous. Il représente un Dexter géant avec un sourire mauvais, extrait de la vidéo, brandissant la scie électrique, projeté sur la façade d’un grand bâtiment, tandis qu’à ses pieds sont prostrés une demi-douzaine de cadavres décorés du genre d’accessoires que Weiss a utilisés jusqu’ici. Le tout est encadré d’une double rangée de palmiers royaux, et c’est une image d’une telle splendeur artistique et tropicale qu’elle me mettrait la larme à l’œil si la modestie ne me retenait pas.

Cela tient debout, dans la logique de Weiss. Utiliser le film déjà en sa possession, subtilement trafiqué pour me montrer dans le rôle principal, et le projeter sur une façade afin que nul n’ignore qu’il s’agit de Dexter le Décapiteur dans ses œuvres. Me jeter aux requins, et en même temps offrir une magnifique fresque à l’admiration de tous. La solution parfaite.

J’arrive à ma voiture et, une fois assis, je jette un dernier coup d’œil au cahier. Bien sûr, il se peut que ce ne soient que des esquisses, un simple fantasme de papier qui ne verra jamais le jour. Mais toute cette affaire a commencé avec Weiss et Doncevic exposant des cadavres mis en scène, et la seule différence ici est d’échelle – cela et le fait que ces derniers jours Dexter est devenu le sujet central de Weiss. Sa Joconde, en quelque sorte.