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Et voilà qu’à présent il a aussi l’intention de faire de moi la vedette de son grand chef-d’œuvre. Dexter le Magnifique, qui chevauche le monde comme le Colosse, de superbes et nombreux cadavres à ses pieds, en couleurs, rien que pour vous aux infos du soir. Oh, maman, qui est ce grand et séduisant monsieur avec sa scie ensanglantée ? Mais enfin, c’est Dexter Morgan, mon chéri, l’horrible assassin qu’on a arrêté dernièrement. Mais, maman, pourquoi il sourit ? Il aime son travail, mon chéri. Que ce soit une leçon pour toi : toujours trouver un travail utile qui te rende heureux.

Je suis resté assez longtemps à l’université pour savoir qu’une civilisation est jugée à travers son art. C’est humiliant de penser que, si Weiss réussit son coup, les générations futures vont étudier notre siècle et estimer sa valeur à travers mon image. Ce genre d’immortalité est une idée très tentante – mais cette invitation à connaître la gloire éternelle présente quelques inconvénients. Pour commencer, je suis beaucoup trop modeste, et ensuite… eh bien, il y a tous ces gens qui découvriraient ce que je suis vraiment. Des gens comme Coulter et Salguero, par exemple. Cela va certainement se produire, si cette vidéo de moi est projetée sur une façade avec un tas de cadavres à mes pieds. C’est vraiment une charmante idée, mais malheureusement elle amènerait ces gens à poser certaines questions, à faire quelques rapprochements, et pendant longtemps le plat du jour serait le Suprême de Dexter, amoureusement grillé sur la chaise électrique et servi en une du Miami Herald.

Non, c’est très flatteur, mais je ne suis pas prêt à devenir une icône de l’art du XXIe siècle. Cela me peine, mais à mon grand regret je vais devoir décliner l’offre.

Comment ?

C’est une bonne question. Les dessins me disent ce que Weiss désire, mais rien de l’avancement de ses projets, ni du lieu, ni de la date…

Mais… un instant : ils m’indiquent le lieu. Je reviens à la dernière image, celle qui dépeint tout son projet dément en détail et en couleurs. Le dessin du bâtiment servant d’écran à la projection est très particulier et me semble familier – les deux rangées de palmiers royaux, je les connais, j’en suis sûr. C’est un endroit où je suis déjà allé. Mais où et quand ? Je fixe le dessin et laisse mon énorme cerveau ronronner. J’y suis allé récemment. Il y a un an, peut-être avant mon mariage ?

Et, au mot « mariage », je me souviens. C’était il y a un an et demi. Anna, la collègue de Rita, s’était mariée. La cérémonie avait été aussi luxueuse que coûteuse, étant donné la fortune de ses parents, et Rita et moi avons assisté à la réception dans un vieil hôtel ridiculement snob, le Breakers, à Palm Beach. La façade représentée ici est indubitablement celle du Breakers.

Merveilleux. À présent, je sais où Weiss a prévu d’organiser son noble Dexterama. Que vais-je faire de cette information ? Je ne peux raisonnablement pas planquer devant l’hôtel jour et nuit pendant les trois prochains mois en attendant que Weiss se pointe avec son premier chargement de cadavres. Mais je ne peux pas non plus me permettre d’attendre les bras ballants. Tôt ou tard, Weiss va tout organiser – ou bien se pourrait-il qu’il s’agisse d’un piège quelconque destiné à me faire aller à Palm Beach pendant qu’il s’occupe à autre chose ici, dans le comté de Dade ?

C’est idiot : il n’a pas prévu de s’enfuir en boitant avec un crayon fiché dans la jambe et des bleus à l’entrejambe en abandonnant ses dessins. C’est bien son plan, pour le meilleur et pour le pire – et je dois pencher pour le pire, du moins en ce qui concerne ma réputation. La question qui se pose est donc : quand compte-t-il agir ? La seule réponse qui me vient, c’est « bientôt », et cela ne me paraît pas assez précis.

Il n’y a vraiment pas d’autre moyen. Je vais devoir prendre quelques jours de congés pour aller guetter à l’hôtel. Donc, laisser Rita et les enfants, ce qui ne me plaît pas, mais je ne vois pas d’autre solution. Weiss est rapide, il passe d’une idée à une autre, et je crois qu’il va se concentrer sur ce projet précis et agir rapidement. C’est un sacré pari que je fais, mais il vaut certainement la peine s’il me permet de l’empêcher de projeter une image de moi sur la façade d’un hôtel.

Très bien. C’est ce que je vais faire. Quand Weiss arrivera à Palm Beach, je serai là pour le recevoir. Ce point réglé, je feuillette une dernière fois le cahier pour regarder le magnifique portrait de Dexter en Super héros. Mais, avant que j’aie le temps de m’extasier, une voiture s’arrête à ma hauteur et un type en descend.

Coulter.

28

Coulter descend de sa voiture et se penche à ma fenêtre. J’en profite pour glisser le cahier sous mon siège. Il se redresse et fait le tour de sa voiture, sa bouteille de soda se balançant au bout de son index, comme d’habitude. Il pose ses fesses contre sa voiture et en boit une longue gorgée, puis s’essuie d’un revers d’avant-bras, comme d’habitude.

— Tu étais pas au bureau, dit-il.

— Non, je n’y étais pas. Après tout, je suis ici.

— Alors quand j’ai eu le coup de fil de ta femme, je suis allé voir pour te prévenir. Et tu étais pas là. Tu étais déjà ici, hein ? (Il n’attend pas la réponse, ce qui tombe bien, car je n’en ai pas. Il reprend une goulée de soda, s’essuie.) La même école que celle où on a trouvé le chef scout, hein ?

— C’est exact.

— Mais tu étais déjà là quand ça s’est passé ? demande-t-il d’un air faussement surpris. Comment ça se fait, tiens ?

Je suis certain qu’expliquer que j’ai eu un pressentiment ne va pas me valoir ses félicitations et une poignée de main. Alors, donnant de nouveau libre cours à ma finesse légendaire, je m’entends dire :

— J’ai eu envie de passer faire une surprise à Rita et aux gosses.

Coulter hoche la tête comme s’il trouvait cela très crédible.

— Les surprendre. Sauf que quelqu’un t’a coiffé au poteau.

— Oui, réponds-je prudemment. On dirait bien.

Il tète longuement sa bouteille de soda, mais cette fois il ne s’essuie pas les lèvres : il se tourne et contemple le remorqueur qui emporte la voiture de Weiss.

— Tu as une idée de qui pourrait faire ça à ta femme et à tes gosses ? demande-t-il sans se retourner.

— Non. Je me suis dit que c’était simplement, tu vois… un accident.

— Mmm…, fait-il en revenant vers moi. Un accident. Mince, j’y avais même pas pensé, à celle-là. Parce que, tu vois, c’est la même école que celle où le chef scout a été tué. Et tu es là encore une fois. Alors, euh… un accident ? Vraiment ? Tu crois ça ?

— Je… Pourquoi ça n’en serait pas un ?

J’ai eu toute la vie pour m’entraîner, et mon expression de surprise est sûrement excellente, mais Coulter n’a pas l’air convaincu.

— Ce mec, Donkeywit.

— Doncevic.

— Peu importe. On dirait qu’il a disparu. Tu sais quelque chose ?

— Pourquoi je saurais quoi que ce soit ? demandé-je en prenant mon plus bel air étonné.

— Il est libéré sous caution et fout le camp en plaquant son petit ami. Pourquoi il ferait ça ?

— Je n’en sais absolument rien.

— Ça t’arrive de lire, Dexter ?

Cette utilisation de mon prénom m’ennuie, on dirait que Coulter s’adresse à un suspect. Bien sûr, c’est le cas, mais j’espère encore qu’il ne me voit pas comme tel.

— Lire ? Euh, non, pas trop. Pourquoi ?

— Moi, j’aime bien. (Puis, passant à la vitesse supérieure, il déclare :) Une fois, c’est le hasard, deux, une coïncidence et trois, une agression délibérée.