— Oh, fait Rita. Pardonnez-moi. J’étais seulement… oui, bien sûr, asseyez-vous.
Recht se pose sur le bord du fauteuil et me regarde avant de poursuivre :
— Racontez-moi ce qui s’est passé. (Voyant Rita hésiter, elle lui souffle :) Vous aviez les enfants dans la voiture, vous avez démarré…
— Il… Il a surgi de nulle part.
— Boum ! ajoute Cody à mi-voix.
Je le regarde avec surprise. Il sourit imperceptiblement, ce qui est tout aussi alarmant. Rita le regarde avec consternation, puis elle continue :
— Il nous a heurtés. Et pendant que j’étais encore… avant que je puisse… Il est… Il a ouvert la portière pour s’emparer des enfants.
— Je lui ai donné un coup de poing dans l’entrejambe, dit Astor. Et Cody l’a poignardé avec un crayon.
— Moi avant, reproche Cody.
— Pas grave, estime Astor.
Recht les considère, un peu étonnée.
— C’est très bien, dit-elle.
— Le policier est arrivé et il s’est enfui, reprend Astor. Rita opine du chef.
— Et comment se fait-il que vous étiez là, monsieur Morgan ? demande-t-elle en se tournant vers moi sans crier gare.
Je savais qu’elle poserait la question, bien sûr, mais je n’ai toujours pas trouvé de réponse adaptée. J’ai prétendu devant Coulter que je voulais faire une surprise à Rita, mais c’est tombé vraiment à plat, et l’agent spécial Recht a l’air considérablement plus futée. Sans compter que les secondes passent et qu’elle me fixe, attendant une réponse saine et logique que je n’ai pas. Je dois dire quelque chose, et vite ; mais quoi ?
— Hum…, marmonné-je. Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais j’ai subi une commotion…
Je n’autoriserai jamais l’entretien avec l’agent spécial Brenda Recht du FBI à figurer sur aucun Best of Dexter. Elle n’a pas l’air de croire que je suis rentré de bonne heure parce que je me sentais mal, que je me suis arrêté à l’école parce que c’était la bonne heure – et je ne peux pas lui en vouloir. Je n’ai pas l’air convaincant, mais, comme c’est tout ce que j’ai trouvé, je suis obligé de m’y tenir.
Elle semble aussi avoir du mal à accepter que l’homme qui a agressé Rita et les enfants soit un cinglé quelconque, le résultat de la fureur de la route, des embouteillages de Miami et d’un excès de café cubain. Elle reconnaît, en revanche, qu’elle n’obtiendra pas d’autre réponse de moi. Elle finit par se lever avec une expression que je qualifierais de pensive.
— Très bien, monsieur Morgan. Ça ne colle pas tout à fait, mais je pense que vous ne m’en direz pas plus.
— Il n’y a rien de plus à ajouter, affirmé-je, peut-être trop modestement. Cela arrive constamment, à Miami.
— Mmm, mmm… Le problème, c’est que cela semble arriver très souvent en votre présence.
Je me retiens, je ne sais comment, de lui dire : « Si vous saviez… » et la raccompagne à la porte.
— Nous allons poster un policier ici quelques jours par sécurité, nous informe-t-elle.
Ce n’est pas vraiment une bonne nouvelle et cela tombe mal, car elle m’annonce ça au moment où j’ouvre la porte pour trouver Doakes, qui n’a pratiquement pas bougé et fixe toujours la porte d’un œil noir. Je leur fais des adieux touchants et, en refermant, le regard fixe de Doakes est la dernière chose que je vois, comme s’il était le jumeau maléfique du Chat du Cheshire d’Alice.
En revanche, la sollicitude du FBI n’a guère réconforté Rita. Elle continue de se cramponner aux enfants et de parler par demi-phrases décousues. Je la rassure donc du mieux que je peux et nous restons tous ensemble sur le canapé, jusqu’à ce que les contorsions d’Astor et de Cody rendent la position inconfortable. Rita renonce, leur met un DVD et se rend dans la cuisine, où elle entreprend sa thérapie alternative qui consiste à entrechoquer des casseroles. Moi, je vais dans la petite pièce du fond qu’elle a baptisée « bureau de Dexter » pour jeter un coup d’œil au cahier de Weiss et ruminer de sombres pensées.
La liste des personnes que je ne peux pas considérer comme amicales s’allonge vraiment : Doakes, Coulter, Salguero, et maintenant le FBI.
Et, bien sûr, Weiss. Il est toujours dans la nature et poursuit ses projets de vengeance. Va-t-il à nouveau s’en prendre aux enfants, surgir de l’ombre en boitant pour s’emparer d’eux, peut-être avec un pantalon blindé et une coquille, cette fois ? Auquel cas il faut que je reste avec les enfants jusqu’à ce que ce soit terminé, et ce n’est pas la meilleure manière de l’attraper, surtout s’il tente une autre manœuvre. En même temps, s’il veut me tuer, rester avec Cody et Astor les met en danger. Si j’en juge par son petit numéro explosif, il ne se soucie pas du tout des dommages collatéraux.
Moi, si. J’y suis obligé. Je me fais du souci pour les enfants, et les protéger est ma priorité. C’est une très étrange épiphanie de m’apercevoir que je me soucie de leur sécurité autant que de protéger mon identité secrète. Cela ne va pas avec l’image que j’ai de moi et que je me suis construite. Certes, j’ai toujours pris grand plaisir à traquer les prédateurs qui s’attaquent aux enfants, mais je ne me suis jamais demandé pourquoi. Je ne doute pas que je vais remplir mon devoir envers Cody et Astor, à la fois en tant que beau-père et, plus important, en tant que guide sur la Voie de Harry. Mais tourner en rond comme une mère poule à l’idée que quelqu’un essaie de leur faire du mal, c’est une perspective nouvelle et quelque peu troublante.
Arrêter Weiss prend donc une importance toute nouvelle. Je suis Daddy Dexter, à présent, je dois le faire pour les enfants autant que pour moi-même, et j’éprouve un soudain accès d’un sentiment dangereusement proche de l’émotion à la pensée que l’on puisse vouloir leur nuire.
Très bien. Dans ce cas, je dois deviner la prochaine manœuvre de Weiss et essayer de l’arrêter avant qu’il la mette à exécution. Je reprends son cahier et passe en revue les dessins, espérant peut-être inconsciemment avoir manqué un détail important la première fois – une adresse, qui sait, ou même une lettre annonçant son suicide. Mais les pages restent les mêmes, et, en fait, la nouveauté ayant perdu de son attrait, je ne prends aucun plaisir à revoir ces images de moi. Cela ne m’a jamais beaucoup intéressé de me voir, et contempler une série de dessins me dépeignant aux yeux du monde entier tel que je suis vraiment m’enlève le peu d’envie qui me reste.
Quel est son but ? Me dénoncer ? Créer une grandiose œuvre d’art ? J’examine plusieurs croquis de détails qui représentent les autres éléments de la mise en scène. C’est un peu égotiste de le dire puisque, en fait, ils sont en concurrence avec mes portraits, mais ils ne sont pas vraiment intéressants. On peut dire qu’ils sont de bonne facture, mais c’est tout. Ils manquent de véritable originalité et de vie – même pour des cadavres.
Et en toute – et brutale – franchise, même les portraits de moi sont à la portée de n’importe quel lycéen un peu doué. Ils sont peut-être projetés en très grand sur la façade du Breakers, mais ils n’ont pas la classe de ce que j’ai vu récemment à Paris – pas même les trucs dans les petites galeries. Bien sûr, il y a la dernière pièce, La Jambe de Jennifer. Elle aussi se compose de vidéos amateur – mais ce qui comptait, c’était la réaction du public, pas le…
L’espace d’un instant, un silence absolu se fait dans le cerveau de Dexter, un silence si épais qu’il recouvre tout. Puis il se dissipe pour dévoiler une sacrée petite pensée.
La réaction du public.
Si c’est la réaction qui compte, la qualité de l’œuvre n’est pas si importante, du moment qu’elle provoque un choc. Et on peut s’arranger pour capter cette réaction – par exemple, en vidéo. Et peut-être qu’on peut bénéficier des services d’un professionnel, quelqu’un, disons, juste pour l’exemple, comme Kenneth Wimble, dont Weiss a fait exploser la maison. Cela tient debout de considérer Wimble comme l’un d’eux plutôt que comme une victime prise au hasard.