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Et quand Weiss a franchi le pas pour commettre effectivement un meurtre, au lieu de se contenter de voler des cadavres, Wimble a probablement dû prendre peur, et Weiss a fait exploser sa maison tout en essayant de me supprimer, moi l’Irremplaçable Dexter.

Mais Weiss continue de tourner ses vidéos, même sans son expert. Parce que c’est ce qui compte pour lui. Il veut des images des gens qui regardent son œuvre. Et il en veut de plus en plus : avec le chef scout, et avec Wimble, et avec la tentative qu’il a faite sur moi. Mais la vidéo, c’est ce qui lui importe. Et il est prêt à tuer pour la tourner.

Pas étonnant que le Passager noir soit resté perplexe. Nous pratiquons un art très manuel, et les résultats ne dépassent pas le cercle privé. Weiss est d’une autre trempe. Il veut peut-être se venger de moi, mais il est prêt à le faire indirectement, ce que le Passager noir et moi n’envisagerions jamais. Pour Weiss, c’est toujours l’art qui prime. Il a besoin de ses images.

Je considère le croquis en couleurs qui me montre, moi, projeté sur la façade du Breakers Hotel. L’image est bien nette et on voit très bien les grandes lignes de l’architecture des lieux. La façade est en forme de U, l’entrée au centre avec une aile en saillie de part et d’autre. La longue allée qui mène à la porte, avec ses rangées de palmiers, est un parterre idéal pour une foule saisie d’horreur. Weiss sera parmi ces gens, avec sa caméra pour filmer leurs visages. Mais je me rends compte qu’avant il va vouloir prendre une chambre dans l’une des ailes donnant sur la façade, où se fera la projection, qu’il voudra y installer une caméra, un peu comme le modèle télécommandé dont il s’est déjà servi, mais cette fois avec un très bon objectif, afin de capter les visages des gens qui regardent.

Toute l’astuce consiste à l’arrêter avant qu’il s’organise – avant qu’il arrive à l’hôtel. Et, pour cela, il suffit que je découvre quand il se présentera pour prendre sa chambre. Ce serait très simple si je pouvais accéder aux fichiers de l’hôtel – ce qui n’est pas le cas – ou si je savais comment les pirater – ce que j’ignore. Mais, à mesure que j’y pense, je prends conscience de quelque chose.

Je connais quelqu’un qui peut le faire.

29

Kyle Chutsky et moi sommes assis à la même petite table du fond dans la cafétéria de l’hôpital. Je pense qu’il n’a pas dû quitter les lieux depuis des jours, mais il est rasé de frais et porte une chemise apparemment propre. Il me jette un regard amusé qui tord le coin de sa bouche et le contour de ses yeux, mais pas les yeux eux-mêmes, qui restent froids et circonspects.

— C’est drôle. Tu veux que je t’aide à pirater le fichier de résas du Breakers Hotel ? (Un petit rire, pas très convaincant.) Pourquoi tu crois que je peux t’aider ?

Malheureusement, c’est une question légitime. En fait, je n’ai pas la certitude qu’il puisse m’aider : il n’a rien dit ni fait quoi que ce soit qui le prouve. Mais le peu que je sais de lui indique qu’il est un membre éminent du gouvernement de l’ombre, de cet ensemble de gens qui ne se connaissent pas entre eux et que personne ne connaît, qui travaillent pour diverses agences aux acronymes obscurs, plus ou moins affiliées au gouvernement fédéral et parfois même entre elles. C’est pourquoi je suis sûr qu’il connaît des tas de manières de découvrir quand Weiss fera sa réservation.

Mais il y a un petit problème de protocole : je ne suis pas censé le savoir ni lui l’avouer. Et, pour le contourner, il me faut l’impressionner avec quelque chose d’assez urgent afin de vaincre sa méfiance instinctive. Je ne vois rien de plus important que le trépas imminent du Divin Dexter, mais je ne compte pas que Chutsky partage ma haute opinion de moi-même. Il estime probablement davantage des vétilles comme la sécurité nationale, la paix mondiale et sa piètre existence.

Mais je sais qu’il accorde également un grand prix à ma sœur et cela me fournit au moins une première ouverture. Je m’arme donc de ma plus belle et virile franchise en toc pour dire :

— Kyle, c’est le mec qui a poignardé Deborah.

Dans n’importe quelle série macho, ce serait plus que suffisant. Mais, apparemment, Chutsky ne regarde pas beaucoup la télé.

— Et alors ? fait-il.

— Alors, dis-je, un peu pris de court, en essayant de me rappeler d’autres détails précis de ce genre de séries, il est en liberté et… euh… il reste impuni. Et, euh… il risque de recommencer.

— Tu crois qu’il chercherait à la poignarder encore ?

Ça ne se passe vraiment pas bien, pas du tout comme je le prévoyais. Je pensais que nous étions dans une ambiance Hommes-d’Action, qu’il suffisait que j’aborde le sujet en exprimant mon désir d’en découdre pour que Chutsky bondisse avec empressement et se joigne à l’offensive. Mais il me regarde comme si je lui avais proposé de lui faire un lavement.

— Comment peux-tu ne pas vouloir attraper ce type ? demandé-je en glissant un soupçon de désespoir dans ma voix.

— C’est pas mon boulot. Et c’est pas le tien non plus, Dexter. Si tu penses que ce type va descendre dans cet hôtel, avertis les flics. Il y a des tas de gars à qui ça ne fera pas de mal de planquer et de le pincer. Toi, tu es tout seul, mon pote – et le prends pas mal, mais ça pourrait être un peu plus dur que ce dont tu as l’habitude.

— Les flics voudront savoir comment je suis au courant, dis-je.

Ce que je regrette aussitôt. Et que Chutsky ne manque pas de relever.

— Bon, alors, comment tu le sais ?

Il y a des moments où même Dexter le dieu de la Diagonale est obligé de jouer au moins une ou deux cartes sur table, et c’en est clairement une. Jetant toutes mes inhibitions innées par-dessus les moulins, je déclare :

— Il me traque.

— Ça veut dire quoi ? fait Chutsky.

— Ça veut dire qu’il veut ma mort. Il a déjà fait deux tentatives.

— Et tu penses qu’il va recommencer ? À cet hôtel, au Breakers ?

— Oui.

— Alors pourquoi tu restes pas tout bêtement chez toi ?

Ce n’est pas vraiment faire preuve de vanité que de le dire : je n’ai pas l’habitude que toute l’intelligence d’une conversation soit monopolisée par mon interlocuteur. Mais c’est Chutsky qui mène clairement la danse, et Dexter, qui a plusieurs temps de retard, suit cahin-caha avec deux pieds gauches et des ampoules. J’ai abordé la question en m’imaginant Chutsky comme le gars qui y va des deux poings – même si l’un est un crochet en acier –, un genre de GI Joe, en avant la Légion, ralliez-vous à mon panache blanc, prêt à se lancer dans la bataille à la moindre allusion, surtout quand il s’agit de régler son compte au type qui a poignardé son grand amour, ma sœur Deborah. De toute évidence, j’ai mal calculé.

Mais cela laisse un gros point d’interrogation : qui est Chutsky, en fait, et comment obtenir son aide ? Ai-je besoin de quelque astucieux stratagème pour le plier à ma volonté, ou bien dois-je recourir à une forme de vérité aussi indicible et inconfortable qu’inhabituelle ? La simple idée de commettre une honnêteté me fait trembler de tous mes membres : cela va à l’encontre de toutes mes convictions. Mais il n’y a apparemment pas d’autre issue : il va falloir que je frôle un peu la vérité.

— Si je reste chez moi, il va faire un truc terrible. À moi, et peut-être même aux gosses.