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Il vide son verre et le repose sur le chariot. Je m’oblige à en faire autant. La boisson est légère, sucrée, avec un petit goût de menthe, et je trouve que c’est en effet assez rafraîchissant, comme du Gatorade par une chaude journée. Je repose mon verre. Chutsky en reprenant un autre, j’en fais autant.

— Salud ! dit-il.

Nous trinquons et buvons. Cela a vraiment très bon goût, et, étant donné que je n’ai rien bu ni mangé depuis notre départ précipité, j’apprécie.

Derrière nous, l’ascenseur s’ouvre, et notre groom accourt avec nos sacs.

— Ah, te voilà, dit Chutsky. Voyons la chambre.

À mi-chemin dans le couloir, je commence à me sentir un peu flageolant.

— Qu’est-ce qu’il y a dans cette boisson ? demandé-je à Chutsky.

— Surtout du rhum. Quoi ? T’as jamais bu de mojito ?

— Je ne crois pas.

Il émet un petit grognement en guise de rire.

— Va falloir t’habituer. T’es à La Havane, là.

Je les suis dans le couloir, que je trouve soudain nettement plus long et plus éclairé. Je me sens très rafraîchi, à présent. Mais je réussis à atteindre la chambre et à y entrer.

Le groom laisse nos affaires sur le porte-bagages et tire les rideaux. Le jour révèle une très jolie chambre, meublée avec goût dans un style classique. Il y a deux lits séparés par une table de chevet et une salle de bains à gauche de l’entrée.

— Très bien, dit Chutsky au groom, qui s’incline en souriant. Merci beaucoup, ajoute-t-il en lui glissant un billet de dix.

Le groom empoche l’argent avec un sourire, promet qu’il suffit de l’appeler pour qu’il remue ciel et terre afin d’exaucer notre moindre caprice, et s’éclipse alors que je m’effondre le nez dans l’oreiller du lit côté fenêtre. Je l’ai choisi exprès parce que c’est le plus proche, mais, comme le soleil m’éblouit, je ferme les yeux. La chambre ne commence pas à tourner et je ne sombre pas dans l’inconscience, mais je trouve que c’est une excellente idée de m’allonger un peu les yeux fermés.

— Dix dollars, explique Chutsky, c’est ce que gagnent la plupart des gens ici en un mois. Et paf, c’est ce qu’il vient de toucher pour cinq minutes de boulot. Il a probablement un doctorat en astrophysique. (Il marque une petite pause bienvenue, puis il demande, d’une voix qui me paraît soudain lointaine :) Hé, ça va, mon pote ?

— Jamais je n’ai été mieux, dis-je d’une voix assez lointaine aussi. Mais je crois que je vais faire un petit somme.

31

Quand je me réveille, la chambre est sombre et silencieuse, j’ai la bouche sèche. À tâtons, je finis par trouver et allumer la lampe de chevet. Je m’aperçois que Chutsky a tiré les rideaux et est parti. Voyant une bouteille d’eau minérale à côté de la lampe, je m’en empare et j’en bois la moitié d’une longue goulée reconnaissante.

Je me lève. Je suis un peu ankylosé d’avoir dormi la tête dans l’oreiller. Hormis cela, je me sens étonnamment bien, ce qui est inhabituel, et j’ai faim, ce qui l’est moins. Il fait encore grand jour, mais le soleil a tourné et un peu baissé ; je contemple la baie, le muret et la promenade surpeuplée. Personne n’a l’air de se presser, des groupes se rassemblent pour discuter, chanter et, d’après ce que je vois, offrir des conseils aux éperdus d’amour. Plus loin, dans l’eau, je vois osciller une grosse chambre à air avec un homme assis dedans qui tient un yoyo cubain – un fil de pêche sans canne ni moulinet. Et, vers l’horizon, trois gros bateaux dont le panache de fumée n’indique pas s’il s’agit de cargos ou de paquebots. Des oiseaux volent au-dessus des vagues qui étincellent dans le soleil. Le panorama est très beau, et, comme je me rends compte qu’il n’y a absolument rien à manger à la fenêtre, je prends ma clé et descends dans le hall.

Je repère à l’opposé des ascenseurs une vaste et élégante salle à manger, au coin de laquelle se trouve un bar tapissé de lambris sombre. Je commande un sandwich – cubain, naturellement – et une bière, puis je m’installe à une table en songeant avec un rien d’aigreur aux lumières, à la caméra et à l’action. Weiss doit être dans les parages ou sur le point d’arriver, et il a promis d’ériger Dexter au rang de grande star. Je n’ai pas envie d’en être une. Je préfère nettement œuvrer à la faveur de l’obscurité et atteindre un record d’excellence dans mon domaine de prédilection. Cela risque de devenir tout à fait impossible, à moins de me débrouiller pour arrêter Weiss ; et, comme je ne sais pas trop comment je compte m’y prendre, c’est une perspective très déprimante. Mais le sandwich est bon.

Ce petit en-cas terminé, je m’apprête à remonter quand, sur un coup de tête, je décide de descendre le grand escalier de marbre et de sortir devant l’hôtel où une file de taxis monte la garde. Je me promène le long de cette collection de vieilles Chevrolet et Buick – je trouve même une Hudson, que je n’identifie qu’en lisant la marque sur le capot. Des gens visiblement très heureux sont adossés aux voitures, tous très disposés à m’emmener faire un tour, mais je me contente de leur sourire et continue mon chemin vers la grille en fer forgé. Au-delà se trouve un amas d’espèces de voiturettes de golf aux carrosseries en plastique de couleur vive. Les chauffeurs sont plus jeunes et moins chic que les précédents, mais ils ont tout autant envie de m’empêcher d’utiliser mes jambes. Je parviens tout de même à les esquiver.

À la grille, je m’arrête pour jeter un regard aux alentours. Devant s’étend une rue en pente avec un bar ou une boîte de nuit. À droite, une autre rue rejoint le boulevard, et à gauche, en contrebas, j’aperçois un cinéma et quelques boutiques. Pendant que j’inspecte les lieux en me demandant où je vais aller, un taxi s’arrête, baisse sa vitre, et Chutsky m’appelle.

— Monte, mon pote. Grouille !

J’ignore pourquoi c’est si important, mais j’obéis et le taxi nous ramène à l’hôtel en entrant à droite dans un parking jouxtant l’une des ailes du bâtiment.

— Tu ne peux pas te balader comme ça, dit Chutsky. Si le mec te voit, c’est cuit.

— Oh…, fais-je, en me sentant vaguement idiot.

Il a raison, bien sûr, mais Dexter a si peu l’habitude d’être traqué en plein jour que cela ne m’est pas venu à l’esprit.

— Viens, dit-il en descendant du taxi avec une valise en cuir toute neuve.

Il paie le chauffeur, et je le suis par une autre entrée garnie de boutiques qui mène tout droit aux ascenseurs. Nous remontons à la chambre sans un mot. Là, Chutsky balance la valise sur le lit et se laisse tomber dans un fauteuil.

— O.K., on a du temps à tuer, et le mieux c’est de le faire ici. (Il me regarde comme si j’étais un gosse attardé et ajoute :) Pour que ton bonhomme sache pas qu’on est là.

Il me considère un moment pour vérifier que j’ai bien compris puis, jugeant que c’est le cas, sort un petit bouquin dépenaillé, un crayon et se met en devoir de faire des sudoku.

— Qu’est-ce que tu as dans ta valise ? demandé-je, surtout parce que je suis un peu irrité.

Chutsky sourit, agrippe la valise avec son crochet et l’ouvre. Elle est remplie de petits instruments de percussion comme on en trouve dans les boutiques de souvenirs ; la plupart sont estampillés CUBA.

— Pour quoi ? lui demandé-je.

— On ne sait jamais ce qui peut arriver, dit-il en souriant. Puis il se remet à son sudoku. Livré à moi-même, je me cale devant la télévision, l’allume et regarde des sitcoms cubaines.

Ainsi, nous passons paisiblement le reste de la journée jusqu’au crépuscule. Chutsky regarde l’heure et déclare :