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Ce serait nettement mieux si je pouvais affronter Weiss seul à seul – régler les comptes à l’amiable, mano a mano, ou plus exactement couteau à couteau –, afin de calmer la tendance de Weiss à communiquer tout en nourrissant mon Passager. Mais je n’ai pas vraiment le choix : Coulter a tout vu et tout entendu, je dois faire avec. Après tout, je suis un citoyen respectueux de la loi – c’est vrai, en théorie : voyons, aux yeux du tribunal, tout homme est innocent tant qu’il n’a pas été prouvé qu’il est coupable, non ?

Et on dirait bien que nous nous acheminons de plus en plus près du tribunal, avec Dexter dans le rôle du type en combinaison orange et entraves aux chevilles – ce que je me refuse à envisager : la couleur orange ne me va pas du tout au teint. Sans compter qu’être accusé de meurtre serait un obstacle majeur sur la route du bonheur. Je ne me fais pas beaucoup d’illusions sur notre système judiciaire ; je le vois à l’œuvre tous les jours et je suis à peu près certain de pouvoir le battre, sauf si on me prend sur le fait, en vidéo, devant un car rempli de sénateurs et de religieuses. Même une simple accusation me vaudrait une enquête minutieuse qui mettrait fin à mes loisirs favoris, même si j’étais reconnu innocent. Regardez ce pauvre O. J. Simpson : durant ses dernières années de liberté, il ne pouvait même plus jouer au golf sans qu’on l’accuse de quelque chose.

Mais que puis-je y faire ? Je n’ai guère le choix. Je peux soit laisser Weiss parler, auquel cas je suis dans le pétrin, soit l’en empêcher – avec les mêmes conséquences. Impossible de moyenner. Dexter y est jusqu’au cou et la marée monte.

C’est donc un Dexter très pensif qui stoppe finalement devant le bâtiment municipal du parc. Cette bonne vieille Megan est encore là, impatiente de se débarrasser de Cody et d’Astor pour se jeter dans l’univers fascinant de la comptabilité. Tout le monde a l’air heureux de me voir, chacun à sa manière, et c’est si touchant que j’en oublie Weiss pendant trois bonnes secondes.

— Monsieur Morgan, dit Megan, il faut vraiment que je file.

Je suis tellement abasourdi de l’entendre prononcer une phrase entière qui ne soit pas une question que je me contente de hocher la tête et de prendre les enfants, tandis qu’elle fonce vers une vieille Chevrolet.

— Où est maman ? demande Astor.

Il doit sûrement exister une manière sensible et très humaine de dire à des enfants que leur mère est dans les griffes d’un maniaque sanguinaire, mais comme je ne la connais pas je réponds :

— Le méchant l’a attrapée. Celui qui a embouti la voiture.

— Celui que j’ai poignardé avec mon crayon ? demande Cody.

— C’est cela.

— Et que j’ai tapé dans l’entrejambe, ajoute Astor.

— Tu aurais dû le frapper plus fort. Il a enlevé ta maman.

Elle fait une grimace qui montre combien elle est déçue par ce très mauvais trait d’esprit.

— On va aller l’attraper ? demande-t-elle.

— On va aider les policiers qui y sont allés.

Ils me regardent comme si j’étais tombé sur la tête.

— La police ! s’exclame Astor. Tu as appelé la police !

— Il fallait que je vienne vous chercher, dis-je, surpris de me mettre sur la défensive.

— Alors tu vas laisser filer ce type et il va juste aller en prison ? demande-t-elle.

— J’ai été obligé de le faire, avoué-je, ayant soudain l’impression d’être au tribunal dans une position désespérée. Un des policiers a tout compris et j’ai dû venir vous chercher.

Ils échangent en silence un regard qui en dit long, et Cody se détourne.

— Tu nous emmènes ? demande Astor.

— Euh…

Vraiment. Moi, Dexter le Disert, me faire clouer le bec, me laisser réduire aux monosyllabes, d’abord par Coulter, ensuite par Astor, et ce dans la même journée ! Ce n’est pas juste, mais c’est comme ça. Les choses étant ce qu’elles sont – excessivement désagréables et incertaines –, je n’avais pas envisagé cela. Mais, bien sûr, je ne peux pas les emmener affronter Weiss. Je sais que tout ce cirque m’est destiné et qu’il ne va pas commencer sans moi, s’il le peut. Rien n’indique que Coulter a réussi à pincer Weiss, et ce serait trop dangereux.

— On l’a déjà vaincu une fois, dit Astor, comme si elle avait lu dans mes pensées.

— Il ne s’y attendait pas, mais cette fois il se méfiera.

— Cette fois, on aura autre chose qu’un crayon, répond-elle avec une férocité qui me fait chaud au cœur.

Mais c’est absolument hors de question.

— Non, c’est trop dangereux.

Astor lève théâtralement les yeux au ciel et pousse un soupir tout aussi surjoué.

— Tu n’arrêtes pas de nous dire qu’on ne peut rien faire, se plaint-elle. Tant que tu ne nous auras pas appris. Et on te répète, vas-y, apprends-nous, et on ne fait jamais rien. Et maintenant qu’on a la possibilité d’apprendre un vrai truc, tu dis que c’est trop dangereux.

— Parce que c’est vrai.

— Alors qu’est-ce qu’on est censés faire pendant que tu y vas ? Et si tu sauves pas maman et que vous revenez jamais, elle et toi ?

Je les regarde tour à tour. Elle me fusille du regard, la lèvre tremblante, tandis que Cody reste figé dans un mépris glacial, et de nouveau je reste le bec cloué.

C’est ainsi que je me retrouve à rouler vers le Convention Center, un peu au-dessus de la limite de vitesse, avec deux gosses surexcités sur la banquette arrière. Là, il y a foule et pas de place pour se garer. Apparemment, des tas d’autres gens ont regardé la télévision et sont au courant de cette Art-Stravaganza. Dans ces circonstances, comme c’est un peu bête de perdre son temps à chercher une place, apercevant la voiture de Coulter, je décide de la jouer flic et de me garer à côté, sur le trottoir, en laissant ma plaque sur le tableau de bord.

— Restez avec moi, dis-je aux enfants. Et ne faites rien sans me le demander avant.

— Sauf en cas d’urgence, précise Astor.

Je songe à leur réaction habituelle en pareil cas ; pas mal, finalement. Et puis il y a des chances pour que tout soit terminé, entre-temps.

— D’accord. Sauf en cas d’urgence. On y va. (Ils ne bronchent pas.) Quoi ?

— Couteau, murmure Cody.

— Il veut un couteau, dit Astor.

— Je ne vais pas te donner de couteau.

— Mais s’il y a urgence ? plaide Astor. Tu as dit qu’on pouvait faire quelque chose en cas d’urgence, mais tu ne nous donnes rien pour agir !

— On ne peut pas se promener comme ça avec un couteau dans un lieu public.

— On ne peut pas y aller sans rien pour se défendre, insiste-t-elle.

Je pousse un long soupir. Je suis sûr que nous allons trouver Rita saine et sauve en arrivant, mais, si tout continue comme ça, Weiss sera mort de vieillesse le temps que j’arrive à lui. Je prends donc dans la boîte à gants un tournevis cruciforme que je tends à Cody.

— Tiens, dis-je, c’est tout ce que je peux faire. (Cody regarde l’outil puis lève les yeux vers moi.) C’est mieux qu’un crayon. (Il regarde sa sœur, puis hoche la tête.) Bon, conclus-je en ouvrant la portière. Allons-y !

Cette fois ils me suivent, et nous gagnons l’entrée principale. Astor s’immobilise.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demandé-je.

— Il faut que je fasse pipi.

— Astor, nous devons nous dépêcher.

— Oui, mais j’ai vraiment envie.

— Ça ne peut pas attendre cinq minutes ?

— Non. Il faut que je fasse pipi. Tout de suite.

Je soupire en me demandant si Batman avait ce genre de problème avec Robin.