Au tout dernier instant, alors que Weiss se penche triomphalement sur les deux enfants et que je continue d’avancer tant bien que mal, Rita entre en scène – toujours pieds et poings liés, bâillonnée, mais assez vive pour sautiller vers Weiss et, d’un coup de hanche mortel, l’envoyer valser loin des enfants droit sur la table. Il se redresse en chancelant, elle lui en assène un autre et cette fois il s’affale, agitant le bras qui tient la caméra pour éviter de tomber droit sur la scie en marche. Il y réussit – presque.
Sa main heurte la table de l’autre côté de la lame, mais de tout son poids, et dans un gémissement suraigu un nuage d’embruns rouges gicle dans les airs tandis que l’avant-bras de Weiss, la main toujours crispée sur la caméra, va atterrir sur le petit train aux pieds des spectateurs. Les gens étouffent un cri tandis que Weiss se relève lentement, fixant le moignon d’où gicle le sang. Il me regarde, essaie de dire quelque chose, secoue la tête et fait un pas vers moi, jette encore un regard à son moignon, fait un autre pas. Et là, comme s’il descendait un escalier invisible, il tombe lentement à genoux et reste à vaciller à deux mètres de moi.
Paralysé par mon empoignade avec le garrot et ma peur pour les enfants – et plus que tout par le spectacle de ce sang répugnant et visqueux qui ruisselle sur le sol –, je reste les bras ballants pendant que Weiss me regarde une dernière fois. Ses lèvres bougent, mais rien ne sort, et il secoue la tête lentement, précautionneusement, comme s’il craignait qu’elle ne se détache et ne tombe à son tour. Très théâtralement, il plonge son regard dans le mien et, bien distinctement, il articule : « Prends plein de photos. » Puis, avec un faible sourire, il pique du nez et tombe face contre terre dans une mare de sang.
Je recule et lève les yeux ; à l’écran, le petit train qui tourne encore finit par cogner le bras et dérailler.
— Fa-bu-leux ! déclare la quinquagénaire élégante au premier rang. Tout à fait saisissant.
ÉPILOGUE
Les ambulanciers de Miami sont très bien, en partie parce qu’ils ont beaucoup de pratique. Malheureusement, ils ne parviennent pas à sauver Weiss. Il a quasiment perdu tout son sang le temps qu’ils arrivent et, à la demande pressante d’une Rita au bord de l’hystérie, passent deux minutes cruciales à examiner Cody et Astor pendant que Weiss glisse lentement dans l’abîme pour entrer enfin dans l’histoire de l’art.
Rita rôde avec angoisse autour des ambulanciers, qui font asseoir Cody et Astor et leur demandent de regarder autour d’eux. Comme Cody cligne des paupières et essaie de récupérer son tournevis, et qu’Astor commence aussitôt à se plaindre de l’odeur épouvantable des sels, je peux raisonnablement en déduire qu’ils vont bien. Certes, ils doivent avoir quelques bosses, et c’est follement attendrissant : si jeunes et déjà sur mes traces. Ils sont emmenés à l’hôpital pour rester vingt-quatre heures en observation « par sécurité ». Rita les accompagne, évidemment, pour les protéger des médecins.
Après leur départ, je regarde les deux ambulanciers occupés auprès de Coulter. Ils ont apporté leur défibrillateur, mais après examen du corps ils secouent la tête, se lèvent et s’en vont. Je me dis qu’ils sont un peu déçus de ne pas avoir pu prononcer le grand classique « Écartez-vous ! » tout en envoyant la décharge, mais je me fais peut-être des idées. Je suis encore un peu étourdi et surpris que la situation m’ait si rapidement échappé. D’habitude, je suis Dexter Toujours Prêt, au cœur de l’action, et contempler un tel spectacle de mort et de désolation autour de moi sans y avoir pris part me dérange. Deux cadavres, et je ne suis rien de plus qu’un observateur qui s’évanouit à quelques pas de la tragédie comme une jeune vierge victorienne prise de vapeurs.
Et Weiss : il a, en fait, l’air paisible et satisfait. Extrêmement livide et mort, aussi, bien sûr, cependant… qu’a t-il bien pu penser ? Je n’ai jamais vu une telle expression de béatitude sur le visage de mes chers disparus, et c’est un tantinet troublant. Qu’est-ce qui a bien pu le rendre aussi heureux ? Il est absolument et incontestablement mort, à sa place, je ne verrais pas de quoi se réjouir. Peut-être est-ce un caprice des muscles faciaux qui se relâchent avec la mort. Quoi qu’il en soit, mes réflexions sont interrompues par un bruit de pas derrière moi.
L’agent spécial Recht s’immobilise à quelques mètres et contemple le carnage avec un masque impassible très professionnel, mais qui ne parvient pas à dissimuler le choc et sa pâleur grandissante. Comme elle ne s’évanouit ni ne vomit, je me dis qu’elle doit en avoir vu d’autres.
— C’est lui ? demande-t-elle d’une voix tendue. C’est le type qui a essayé de kidnapper vos enfants ?
— Oui, dis-je. (Puis, preuve que mon immense cerveau commence enfin à se ressaisir, je devance la question gênante :) Ma femme et mes enfants l’ont clairement identifié.
Elle hoche la tête, apparemment incapable de détacher son regard de Weiss.
— Très bien.
Je ne sais pas ce qu’elle entend par là, mais cela a l’air encourageant. J’espère qu’elle signifie ainsi que le FBI va perdre tout intérêt pour moi à présent.
— Et lui ? demande-t-elle en désignant Coulter.
— L’inspecteur Coulter est arrivé ici avant moi.
— C’est ce qu’a déclaré l’employé à l’entrée.
Le fait qu’elle précise s’être renseignée n’étant pas très réconfortant, je décide que quelques petits pas de danse vont être nécessaires.
— L’inspecteur Coulter, dis-je lentement, comme si j’avais du mal à garder mon sang-froid – et je dois dire que ma voix encore rauque est tout à fait convaincante –, il est arrivé le premier. Avant que je puisse… Je crois qu’il… il s’est sacrifié pour sauver Rita.
Jugeant qu’étouffer un sanglot serait exagéré, je me retiens, mais je suis impressionné d’avoir réussi à faire passer toute cette virile émotion dans ma voix. Hélas, ce n’est pas le cas de l’agent spécial Recht. Elle regarde à nouveau le cadavre de Coulter, celui de Weiss, puis revient à moi.
— Monsieur Morgan…, dit-elle d’un ton dubitatif. L’espace d’un instant, je crois qu’elle va m’arrêter quand même, et peut-être qu’elle y songe. Mais elle secoue la tête et se détourne.
Dans un univers sain et bien ordonné, toute divinité jugerait que cela suffit pour une journée. Mais, les choses étant ce qu’elles sont, ce n’est pas le cas : en me retournant pour partir, je tombe sur Israel Salguero.
— L’inspecteur Coulter est mort ? demande-t-il en reculant sans ciller.
— Oui. Euh… Avant que j’arrive.
— Oui, c’est ce qu’ont dit les témoins.
D’un côté, c’est une excellente nouvelle, mais de l’autre c’est très ennuyeux qu’il leur ait déjà demandé, car cela implique que sa première pensée était : Où se trouvait Dexter quand ce carnage a commencé ? Donc, jugeant que quelque grandiose épanchement me sauvera la mise, je détourne le regard et déclare :
— J’aurais dû arriver plus tôt.
Salguero reste si longtemps sans répondre que je finis par être obligé de me retourner et le regarder afin de m’assurer qu’il n’a pas dégainé son arme pour me mettre en joue. Heureusement pour moi, non. Il se contente de me regarder de son air totalement détaché et sans émotion.
— À mon avis, c’est probablement une bonne chose que vous n’ayez pas été là, conclut-il. Pour vous, votre sœur et la mémoire de votre père.
— Euh…? fais-je.