Mais tous ces gens ne sont pas venus pour manger du crabe. Ils ont faim d’autre chose, ce soir, d’un mets que Joe éviterait probablement de faire figurer sur sa carte.
Une fois garé, je suis la file de policiers en tenue pour gagner l’arrière, où trône le plat du jour, appuyé contre le mur à côté de la porte de service. J’entends glousser mon Passager avant de découvrir les détails, mais, alors que je me rapproche, les projecteurs installés par l’équipe scientifique me montrent qu’il y a de quoi se réjouir pour un connaisseur.
Ses pieds sont engoncés dans une paire de chaussures en cuir noir et souple, de fabrication généralement italienne, que l’on porte plutôt pour danser. Il est revêtu d’un très joli short d’une nuance rouge foncé et d’une chemise en soie bleue portant un motif de palmiers argentés. Seulement, la chemise déboutonnée révèle la poitrine découpée et vidée de toutes les saletés qui s’y trouvent d’ordinaire. À la place, on l’a remplie de glace, de bouteilles de bière et d’un plat à cocktail de crevettes qui se vend tout prêt au supermarché. La main droite serre une poignée de billets de Monopoly et son visage est recouvert, lui aussi, d’un masque en plastique maintenu avec de la colle.
Je vais rejoindre Vince Masuoka, qui passe lentement et méthodiquement de la poudre à empreintes sur le mur, accroupi de l’autre côté de la porte.
— On va toucher le gros lot, ce soir ? demandé-je.
— Si on nous laisse prendre une ou deux bières, ricane-t-il. Elles sont bien fraîches.
— Comment tu le sais ?
— C’est une marque dont l’étiquette vire au bleu quand elle est froide, explique-t-il en passant le revers de sa main sur le front. Il fait au moins trente-deux, là. Une bonne bière serait bienvenue.
— Mais oui, dis-je en contemplant les chaussures improbables du mort. Et après, on pourrait aller danser.
— Hé, ça te dirait ? Après ?
— Non. Où est Deborah ?
— Là-bas. Elle parle à la femme qui a découvert le cadavre.
Je vais rejoindre Debs, qui interroge une Latina en pleurs, qui se cache le visage dans les mains en secouant la tête. Ce que je trouve assez acrobatique, un peu comme se frotter le ventre tout en se tapant le dessus du crâne. Mais elle s’en sort très bien, même si Deborah n’est pas du tout épatée par son excellente coordination.
— Arabelle ! Arabelle, écoutez-moi, s’il vous plaît !
Arabelle n’écoute pas, et, à mon avis, le ton furibard et autoritaire de ma sœur n’est pas fait pour gagner les faveurs de quiconque. Et surtout pas d’une fille qui a l’air envoyée par une agence de casting pour jouer le rôle d’une femme de ménage sans papiers. Deborah m’accueille d’un regard noir, comme si c’était ma faute si Arabelle est terrorisée. Je décide donc de lui venir en aide.
Ce n’est pas que je trouve Debs incompétente – elle est très bien dans son boulot et elle a ça dans le sang, après tout. Mais Arabelle est si bouleversée qu’il est clair qu’elle n’est pas du tout enchantée par sa découverte. Elle est même carrément au-delà de l’hystérie, et parler à des gens hystériques, comme dans beaucoup d’échanges humains, n’exige aucune empathie particulière, heureusement pour le Démoniaque et Débonnaire Dexter. C’est une question de technique et non de talent, et c’est donc à la portée de quiconque a étudié et copié le comportement humain. Sourire quand il faut, hocher la tête, faire mine de compatir : cela fait des années que je maîtrise tout cela.
— Arabelle, dis-je d’un ton apaisant en le prononçant à l’espagnole. (Elle arrête un instant d’agiter la tête.) Arabelle, necesitamos descubrir este monstre. (Je regarde Debs et lui demande :) C’est bien un monstre qui a fait ça, n’est-ce pas ? (Elle opine énergiquement.) Digame, por favor.
Arabelle a l’amabilité de décoller une de ses mains de son visage.
— Sí ? demande-t-elle timidement.
Je m’émerveille du pouvoir de mon charme préfabriqué. Et bilingue, s’il vous plaît.
— En inglés ? dis-je avec un sourire faux tout à fait réussi. Por qué mi hermana no habla español, expliqué-je en désignant Deborah. (Je suis certain que présenter Debs comme « ma sœur » et non pas comme « la représente de l’autorité armée qui veut te renvoyer au Salvador après t’avoir laissée te faire tabasser et violer » va l’aider à s’ouvrir un peu.) Vous parlez anglais ?
— Un peu.
— Très bien. Racontez à ma sœur ce que vous avez vu.
Je recule et je m’aperçois qu’Arabelle se cramponne à moi.
— Vous pas partir ? demande-t-elle timidement.
— Je vais rester.
Elle me scrute un moment. Je ne sais pas ce qu’elle cherche sur mon visage, mais apparemment ce qu’elle voit lui suffit. Elle me lâche, ses bras retombent et elle se retourne vers Deborah, quasiment au garde-à-vous.
Je regarde Deborah moi aussi et je m’aperçois qu’elle me dévisage d’un air incrédule.
— Bon sang, fait-elle. Elle te fait confiance à toi, et pas à moi ?
— Elle a senti que j’avais le cœur pur.
— Pur mon cul, oui. Merde, si seulement elle savait.
Je dois admettre qu’il y a une once de vérité dans la remarque de ma sœur. Ce n’est que récemment qu’elle a découvert ce que je suis, et c’est peu de dire qu’elle n’est pas très à l’aise avec cette question. Cependant, tout a été sanctionné et organisé par son père, saint Harry, et, même mort, Debs n’irait jamais remettre son autorité en question – ni moi, d’ailleurs. Mais je trouve son ton un peu mordant pour quelqu’un qui compte sur mon aide et je suis un peu vexé.
— Si tu préfères, je peux partir et te laisser te dépatouiller toute seule.
— Non ! s’écrie Arabelle en se raccrochant à moi. Vous avez dit vous pas partir, ajoute-t-elle d’un ton mi-accusateur, mi-paniqué.
J’interroge Deborah du regard.
— Ouais, reste.
Je tapote la main d’Arabelle pour me dégager.
— Je ne bouge pas de là. Yo espero aquí, dis-je avec un sourire toujours aussi artificiel qui la rassure Dieu sait pourquoi.
Elle me regarde dans les yeux, sourit à son tour, puis se retourne vers Debs avec un long soupir.
— Allez-y, lui dit Debs.
— Je viens ici, même heure comme toutes les fois.
— Et c’est à quelle heure ?
— 5 heures. Trois fois par semaine maintenant, parce que c’est fermé en julio mais ils voudraient le ménage. Pas cafards.
Elle me jette un regard et j’opine : cafards, pas bien.
— Et vous êtes passée par-derrière ? demande Deborah.
— Oui… siempre ? m’interroge-t-elle du regard.
— Toujours, traduis-je.
— Toujours porte derrière. Defront toujours fermé hasta octubre.
Deborah reste perplexe, puis elle comprend : la porte de devant est fermée jusqu’en octobre.
— O.K., dit-elle. Donc, vous arrivez, vous faites le tour par-derrière et vous voyez le corps ?
De nouveau, Arabelle se cache un instant le visage dans les mains. Puis elle se tourne vers moi. Je hoche la tête. Elle baisse les mains.
— Oui.
— Vous avez remarqué quelque chose d’autre d’inhabituel ? demande Deborah. (Puis, comme Arabelle la regarde sans comprendre :) Quelque chose qui n’aurait pas dû être là ?
— El cuerpo, s’indigne Arabelle en désignant le cadavre.
— Et vous n’avez vu personne d’autre ?
— Personne. Moi seulement.
— Et dans les environs ? (Arabelle ne comprend pas plus.) Là, sur le trottoir ? Quelqu’un, là-bas ?