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Un livre précédé d’un texte pouvant, en toute circonstance, servir de prélude à une introduction ou de préambule à une entrée en matière…

Le soir tombait…

Il tombait bien, d’ailleurs, et juste à pic pour remplacer le jour, dont le rapide déclin laissait à penser qu’il ne passerait pas la nuit.

À l’horizon, dans une apothéose de gloire comparable à celle de la Sécurité sociale, le soleil se couchait. C’était un vigoureux coucher de soleil, et les plus vieux du pays disaient que, de mémoire de plus vieux du pays, ils ne se rappelaient pas en avoir jamais contemplé d’aussi réussi, depuis le début de leur carrière de plus vieux du pays.

Il faisait bon ; l’air était saturé de senteurs parfumées où dominaient les odeurs poivre et sel des barbouziers nains et des gougnafiers moléculaires. Au zénith, Vespa, l’astre bénéfique des usagers du vélomoteur, allumait ses feux de position.

Le paysage, d’une émouvante grandeur, était également grandeur nature, et l’on entendait, sous l’ormeau, battre la crème fraîche à coups de marteau.

Au détour d’un chemin, un moustique aux yeux bleus, bègue au surplus, et fainéant, de surcroît, venait se vautrer sur le faîte d’un brin d’herbe pour y attendre la suite des événements.

Dans la cité, toute proche, chacun organisait sa vie nocturne au mieux des intérêts supérieurs de la nation.

À la lueur d’un réverbère, deux ivrognes échangeaient des vœux à l’occasion de la nouvelle lune, tandis qu’un fils de famille, dévoyé, préférait s’engager dans une rue adjacente plutôt qu’à la Légion étrangère.

Assise sous la lampe, une jeune femme, qui attendait un enfant, s’apprêtait à aller le chercher à l’autocar de 22 heures.

Dans sa mansarde, un étudiant, qui préparait sa licence de lettres, compulsait fébrilement les textes des grands philosophes depuis l’époque de Confucius jusqu’à mercredi en huit.

Sur sa table de salle à manger, un monteur en chauffage central, qui avait apporté du travail à finir à la maison, terminait le rivetage d’une chaudière à mazout.

Dans un fauteuil Empire, et en reps imprimé, un vieux bibliophile lisait l’Introduction à la vie des vôtres, de Teilhard de Chardin. C’était un beau vieillard : la moustache coupée au ras du sol, la barbe taillée à la blanquette à l’ancienne, il entrait dans sa soixante-dix-septième année, mais, admirablement conservé, il en paraissait à peine quatre-vingt-deux.

Enfin, dans une brasserie, un colonel en retraite soupirait mélancoliquement : « Avoir commandé un régiment, bougonnait-il, et se voir réduit à commander une choucroute, quelle dérision ! »

Et le temps passait. Et les braves gens, en s’endormant, les uns sur le dos, les autres sur le rôti, songeaient que, tout compte fait, tout n’était pas si mal dans ce meilleur des mondes possibles, en regrettant, toutefois, que, dans l’ensemble, ses possibilités soient tellement limitées.

En résumé, tout était en ordre, et chaque composante de ce climat nocturne ayant fait consciencieusement son devoir, plus rien ne s’oppose à ce que commence réellement le récit qui attend sagement et patiemment que le feu vert lui soit donné pour passer à l’action.

Pas d’opposition ? Pas d’objection ? Alors, place à ce qui suit.

ECOLE ÉTHYLIQUE

Ceux qui connaissent l’œuvre de Pierre Dac n’ignorent pas l’existence de Mordicus d’Athènes, son maître à penser. Mais qui était ce grand inconnu désormais célèbre ? La réponse ne pouvait venir que de Pierre Dac…

Illustre philosophe ivrogne grec, fondateur de l’École éthylique, Mordicus d’Athènes a vécu de 186 à 83 au fond de la deuxième cour à droite avant J.-C., c’est-à-dire, pour être plus précis, de 135 à 79 après la cueillette des olives en Thessalonique.

Puisqu’il n’est de véritablement propice que ce qui l’est authentiquement par rapport à ce qu’il concerne vraiment et réciproquement, l’heure présente actuelle de conjoncture favorable est propice à la philosophie. Ne comparons donc surtout pas la pensée de Mordicus d’Athènes à n’importe quelle philosophie du prêt-à-penser.

En effet, sans ce génial rhapsode de l’ivresse et de la biture extatique, la philosophie n’aurait jamais évolué et ne serait restée qu’à l’état de fruit sec balbutiant pseudo-philosophique et neurophlogistique. Sans lui, et privée de son universelle connaissance éthylique, l’humanité serait demeurée dans l’ignorance absolue d’une évidence mathématique : c’est lui qui a démontré que si 2 et 2 font 4, 4 et 4 font 8, 8 et 8 font 16, en revanche, en dépit de tous leurs efforts 16 et 16 ne parviennent jamais à faire 39,95. Un résultat auquel il est parvenu à l’issue d’une minutieuse étude de la table bien garnie de chiffres de Pythagore.

Précurseur de la ligue contre la tempérance, Mordicus d’Athènes est aussi le symbole de l’indulgence, de la compréhension et de la tolérance. Notons, à ce sujet, que sa maison en était une. Située sur la colline du Lycabette qui fait face à l’Acropole et pile à l’Acropierre (Dac…), elle était ouverte chaque soir aux fidèles et fervents disciples du Maître. Il y avait là, assis les uns sur les genoux, les autres sur leurs fesses personnelles, Synoch de Smyrne, Ringard de Syracuse, Taxiphos de Lépante, Arnakhus d’Okhazion, Syphilas de Syphilie, Artimon de Mysène, Léguminos de Macédoine, Pédalos des Cyclades, Endouillos de Viros, Salicylate de Salicylie, et Déconokos de Pleintubos. Bourrés à zéro, ils écoutaient la voix sublimement avinée de Mordicus et recueillaient pieusement ses paroles et ses allusions allégoriques. Pour leur éthyfication, il se répandait en propos hautement philosophiques et parfois même par terre quand il affichait un sacré coup dans la chlamyde et les cothurnes pour avoir quelque peu abusé des arguments liquides.

Citer toutes ses pensées les plus profondes et les plus humaines, ce serait trop, n’en citer aucune, ce ne serait pas assez. Je me contenterai donc d’en rapporter quelques-unes, parmi les plus marquantes et les plus édifiantes. Parmi elles, celle qui résume toutes les bases du civisme : « Dans un pays digne de ce nom, les lois sont faites pour être appliquées au même titre que les paires de gifles et les paires de coups de genou dans les paires partisanes des régions sacrées du mauvais citoyen. »

La logique philosophique à la pression apparaît également dans « quand on est dans le tort de ne pas avoir raison, on n’a pas toujours raison de ne pas être dans son tort » ou dans « ceux qui ne savent rien en savent toujours autant que ceux qui n’en savent pas plus qu’eux ».

Face à la réalité des choses, Mordicus a un soir déclaré : « La véritable et sincère amitié verbale est celle sur laquelle on peut absolument compter quand on n’a strictement besoin de rien. » Parfois, éthyliquement allongé dans quelque ruisseau corinthien, à l’ombre de tout témoin, il murmurait ainsi : « On dira ce qu’on voudra mais l’expédition des Argonautes n’a qu’un très lointain rapport avec l’expédition des affaires courantes » et ajoutait : « Qu’on l’admette ou non et que ça plaise ou pas, les Colonnes d’Hercule, pour viriles qu’elles soient, sont aussi bien descendantes que montantes, et réciproquement. »

De Socrate, pour qui il avait un faible, il a déclaré un jour, en guise d’épitaphe : « Si sa mort fut sereinement édifiante et exemplaire, c’est qu’il y était depuis longtemps préparé par sa femme Xantippe, dont le caractère toxique, venimeux, amer et acariâtre bien connu l’empoisonna tout au long de sa coexistence belliqueuse conjugale. » Farouche partisan des libertés, il a un jour pris, sur ce sujet, une position ferme et définitive, en affirmant : « Le libre citoyen est celui qui respecte la liberté de ceux qui ont l’obligeance de respecter la sienne. »