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— Je présume à ton expression que tu as appris toi aussi la dernière défaite d’Antoine ? dit-il.

— J’en suis enchanté. Nous devons à présent nous assurer que le criminel ne s’échappera pas.

— Oh, crois-en un vieux soldat, nous avons plus d’hommes qu’il nous en faut pour lui couper la retraite. Mais c’est une pitié qu’il nous en ait coûté la vie d’un consul.

— Oui, c’est bien triste.

Puis les deux hommes montèrent côte à côte les marches du temple.

— Je pensais dire un éloge, si tu en es d’accord, proposa Cicéron.

— Bien sûr, bien que Calenus m’ait déjà demandé s’il pouvait dire quelques mots.

— Calenus ! En quoi cela le regarde-t-il ?

Cornutus s’immobilisa et se tourna vers Cicéron. Il paraissait surpris.

— Eh bien, parce que Pansa était son gendre…

— De quoi parles-tu ? Tu te trompes. Pansa n’est pas mort ; c’est Hirtius qui est mort.

— Non, non, c’est Pansa, je t’assure. J’ai reçu un message de Decimus hier soir. Vois toi-même, dit-il en donnant la dépêche à Cicéron. Il dit que dès que le siège a été levé, il s’est rendu à Bononia dans le but de convenir avec Pansa de la meilleure tactique pour arrêter Antoine, mais a découvert qu’il avait succombé aux blessures qu’il avait reçues à la première bataille.

Cicéron refusait de le croire. Ce ne fut qu’en lisant la lettre de Decimus qu’il dut se rendre à l’évidence.

— Mais Hirtius est mort, lui aussi, tué pendant la prise d’assaut du camp d’Antoine. J’ai ici une lettre du jeune César qui confirme qu’il a pris possession du corps.

— Alors les deux consuls sont morts ?

— C’est inimaginable, commenta Cicéron, qui semblait si étourdi par la nouvelle qu’il me parut sur le point de tomber à la renverse sur les marches. Pas plus de huit consuls sont morts pendant l’année de leur charge depuis le tout début de la République. Huit… en près de cinq cents ans ! Et voilà qu’on en perd deux la même semaine !

Certains des sénateurs qui s’apprêtaient à entrer dans le temple s’arrêtèrent pour les regarder. Prenant conscience qu’on les entendait, Cicéron tira Cornutus à l’écart et lui parla à voix basse et pressante.

— C’est un moment terrible, mais nous devons le surmonter. Rien ne doit se mettre en travers de notre volonté d’arrêter et de détruire Antoine. C’est l’alpha et l’oméga de notre politique. Ils seront nombreux parmi nos collègues à vouloir profiter de cette tragédie pour semer la zizanie.

— Oui, mais qui va commander nos armées en l’absence de consuls ?

Cicéron émit un bruit qui se situait entre le grognement et le soupir et porta la main à son front. C’était toute une organisation minutieusement préparée, tout un équilibre délicat des pouvoirs qui étaient brusquement mis à bas !

— Bon, j’imagine qu’il n’y a pas le choix. Il faudra que ce soit Decimus. C’est le plus âgé et celui qui a le plus d’expérience ; en plus, il est gouverneur de la Gaule citérieure.

— Et Octavien ?

— Laisse-moi m’occuper d’Octavien. Mais il va falloir lui voter les remerciements et les honneurs les plus extraordinaires si nous voulons le garder dans notre camp.

— Est-il bien sage de le rendre aussi puissant ? Il finira par se retourner contre nous, j’en suis certain.

— C’est possible. Mais on pourra s’occuper de lui plus tard. Il suffira qu’on le loue, qu’on l’honore et qu’on le statufie[5].

C’était le genre de formule cynique qu’affectionnait Cicéron, un simple jeu de mots, une boutade, rien de plus.

— Excellent, il faut que je le retienne — louer, honorer et statufier, commenta Cornutus.

Puis les deux hommes convinrent de la meilleure façon de mettre le Sénat au fait de la situation, des motions qu’il faudrait proposer et des procédures de votes avant de pénétrer dans le temple.

— La République vient de connaître coup sur coup un triomphe et une tragédie, annonça Cicéron au Sénat silencieux. Un danger de mort nous a été épargné, mais seulement au prix de la mort. Nous venons d’apprendre que nous avons remporté une deuxième victoire, décisive cette fois, à Modène. Antoine est en fuite avec le peu de partisans qui lui restent. Où, nous n’en savons rien : vers le nord, vers les montagnes, vers les portes des enfers, pour ce que cela nous importe !

(Mes notes font état d’acclamations à cet endroit.)

— Cependant, pères conscrits, je dois vous annoncer de mauvaises nouvelles : Hirtius est mort. Pansa est mort.

(Là, des cris de surprise, de douleur et de protestation.)

— Les dieux ont exigé un sacrifice pour expier notre faiblesse et notre folie de ces derniers mois, de ces dernières années, et nos deux valeureux consuls en ont payé la pleine mesure. Le moment venu, leurs dépouilles seront rapportées à Rome, et nous les inhumerons avec tous les honneurs qui leur sont dus. Nous élèverons à leur courage un superbe monument que les hommes contempleront encore dans mille ans. Mais la meilleure façon de les honorer sera d’achever la mission qu’ils ont été si près de conclure en nous débarrassant une fois pour toutes d’Antoine.

(Applaudissements.)

— Je propose qu’à la lumière de la perte de nos consuls à Modène, et en gardant à l’esprit la nécessité de pousser la guerre à son terme, Decimus Junius Albinus soit nommé commandant en chef des armées du Sénat en campagne, et que Caius Julius Caesar Octavianus soit nommé son second en tout ; et qu’en reconnaissance de leur commandement admirable, de leur héroïsme et de leurs victoires, le nom de Decimus Junius Albinus soit ajouté au calendrier romain afin que son anniversaire soit distingué pour l’éternité, et que Caius Julius Caesar Octavianus obtienne l’honneur d’une ovation dès qu’il sera pertinent pour lui de rentrer à Rome pour la recevoir.

Le débat qui suivit fut des plus houleux. Cicéron écrivit à Brutus : Ce jour-là, j’ai pris conscience que la gratitude suscite considérablement moins de vote au Sénat que la rancune. Isauricus, tout aussi jaloux d’Octavien qu’il l’avait été d’Antoine, s’opposa à l’idée de lui accorder une ovation qui l’autoriserait à parader dans Rome avec ses légions. Au bout du compte, Cicéron ne put avoir gain de cause qu’en acceptant d’accorder à Decimus un honneur plus grand encore : un triomphe. On nomma une commission de dix hommes pour décider de la rémunération, en argent et en terres, de tous les soldats : l’idée était de les écarter d’Octavien, de réduire leurs primes et de les compter parmi les effectifs du Sénat. Et histoire d’ajouter l’insulte au préjudice, on n’invita ni Decimus ni Octavien à faire partie de la commission. Calenus, en habit de deuil, réclama également que le médecin de son gendre, Glycon, fût arrêté et interrogé, sous la torture si nécessaire, afin de déterminer si Pansa n’avait pas été assassiné.

— Rappelez-vous que l’on nous avait annoncé des blessures légères, et que nous voyons bien maintenant que certaines personnes ont fort à gagner de sa disparition…

Ce qui faisait évidemment référence à Octavien.

L’un dans l’autre, ce fut au bout du compte une mauvaise journée, et Cicéron dut se débrouiller ce soir-là pour expliquer à Octavien ce qui s’était passé.

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5

Il s’agit là d’un jeu de mots en latin, le terme tollendum signifiant à la fois l’élever (statufier) et le faire disparaître.