Je t’envoie par le même courrier les résolutions qui ont été arrêtées par le Sénat. J’espère que tu accepteras la logique qui veut que nous vous ayons mis, toi et tes soldats, sous le commandement de Decimus de la même façon que tu étais auparavant sous l’autorité des consuls. La Commission des Dix est une absurdité que je vais essayer de faire annuler : donne-moi le temps. Tu aurais dû être là, mon jeune ami, pour entendre le panégyrique qui t’a été rendu ! Les combles ont résonné des louanges à ton audace et à ta loyauté, et je suis heureux de t’annoncer que tu seras le plus jeune commandant de l’histoire de la République à être distingué par une ovation. Continue résolument à pourchasser Antoine et garde pour moi dans ton cœur la même place que je garde pour toi dans le mien.
Après cela, ce fut le silence.
Pendant un temps très long, Cicéron ne reçut pas un mot du théâtre des opérations. Cela n’avait rien de surprenant. La région était éloignée et inhospitalière. Il se rassurait en s’imaginant Antoine et sa petite bande de partisans avançant péniblement dans des défilés étroits et inaccessibles pendant que Decimus se hâtait d’aller lui couper la route. Il fallut attendre le treize du mois de mai pour avoir des nouvelles de Decimus — et alors, comme cela se produit souvent avec ces choses-là, ce ne fut pas une, mais trois dépêches qui arrivèrent en même temps. Je m’empressai de les porter à Cicéron dans son bureau. Il ouvrit le coffret avec avidité et les lut dans l’ordre à haute voix. La première lettre était datée du vingt-neuf avril et mit aussitôt Cicéron sur ses gardes : Je tâcherai, de mon côté, qu’Antoine ne puisse tenir en Italie. Je me mets de ce pas à sa poursuite.
— « De ce pas ? » répéta Cicéron en vérifiant de nouveau la date en tête de la lettre. Qu’est-ce qu’il raconte ? Il y a déjà huit jours qu’Antoine a fui Modène quand il écrit…
La deuxième dépêche datait d’une semaine plus tard, alors que Decimus s’était mis en route :
Voici, mon cher Cicéron, pourquoi je n’ai pas pu me mettre immédiatement à la poursuite d’Antoine : j’étais sans cavalerie et sans chevaux de charge ; j’ignorais la mort d’Hirtius, et je ne voulais pas me fier à César sans l’avoir vu et entendu. Il y eut ainsi un premier jour de perdu. Le lendemain, Pansa me fit prier de l’aller voir à Bononia ; j’appris sa mort en chemin. Je retournai à mon fantôme d’armée ; je ne puis parler autrement : ce sont des ombres. Elles manquent de tout. Antoine avait une avance de deux jours. Il se sauvait plus vite que je ne pouvais le poursuivre. Ses rangs étaient rompus : je marchais en ordre. Partout sur son passage il a ouvert les prisons et rassemblé des hommes, et il ne s’est arrêté qu’en arrivant à Vada. Il est parvenu à se former un noyau assez fort et il se jettera dans les bras de Lépide.
Si César avait voulu m’entendre et passer les Apennins, j’aurais serré Antoine de si près que la faim m’en eût fait raison plutôt encore que le fer ; mais César ne reçoit d’ordres de personne, et son armée n’en reçoit pas de lui, ce qui est doublement déplorable. Voilà où nous en sommes : qu’on s’oppose tant qu’on voudra, pourvu que la position ne se complique pas, et que tu ne trouves pas trop de résistance lorsque tu voudras pourvoir à ses nécessités. Je n’ai plus le moyen de nourrir mes soldats.
La troisième lettre avait été écrite un jour après la deuxième, et envoyée du pied des Alpes. Antoine est en route. Il va joindre Lépide. De ton côté, pourvois à toutes les nécessités. Il y a bien de la malveillance contre moi. Empêche-la, si tu le peux.
— Il l’a laissé s’échapper, se lamenta Cicéron, appuyant sa tête sur sa main tout en relisant les lettres. Il l’a laissé échapper ! Et maintenant, il nous dit qu’Octavien ne peut pas ou ne veut pas le reconnaître comme son commandant. Quel gâchis que tout cela !
Il rédigea aussitôt une réponse que le courrier devrait rapporter à Decimus :
Ce que tu écris montre que, loin de s’éteindre, la guerre gagne chaque jour du terrain. On avait annoncé, et Rome entière était convaincue, qu’Antoine n’avait sauvé de sa défaite qu’un petit nombre d’hommes sans armes et démoralisés ; que lui-même était tombé dans le découragement. Si, au contraire, il y a encore des périls à courir pour le réduire, il n’est pas permis de donner le nom de fuite à sa retraite de Modène. Il aurait tout simplement changé le théâtre de la guerre.
Le lendemain, le cortège funèbre de Pansa et Hirtius arriva à Rome, escorté par une garde d’honneur à cheval fournie par Octavien. Traversant des rues peuplées d’une foule lugubre et silencieuse, il gagna le Forum au coucher du soleil. L’ensemble des sénateurs vêtus de noir attendait de le recevoir au pied des rostres, à la lumière des torches. Cornutus prononça le panégyrique que lui avait écrit Cicéron, puis le Sénat tout entier marcha derrière les bières jusqu’au Champ de Mars, où l’on avait préparé les bûchers. En signe de respect patriotique, les croque-morts, crieurs, mimes et musiciens refusèrent tout salaire. Cicéron plaisanta que c’était quand les pompes funèbres ne se faisaient pas payer qu’on savait qu’on était devenu un héros. Mais derrière la bravade de façade, il était profondément ébranlé. Lorsqu’on déposa les torches au pied des bûchers et que les flammes s’élevèrent, le visage de Cicéron parut à la lueur du feu vieilli et creusé par l’inquiétude.
Le fait qu’Octavien ne pût ou ne voulût pas se soumettre à l’autorité de Decimus était presque aussi inquiétant que la fuite d’Antoine. Cicéron lui écrivit pour le supplier de se plier au décret du Sénat et de se placer avec ses légions sous les ordres du gouverneur. Que les différends soient réglés une fois la victoire assurée ; crois-moi, le plus sûr moyen de parvenir aux plus hauts honneurs de la République est de remplir pleinement ton rôle maintenant en détruisant son plus grand ennemi. Il ne reçut pas de réponse, ce qui n’augurait rien de bon.
Puis il reçut une nouvelle lettre de Decimus.
Labeo Segulius m’a raconté qu’étant l’autre jour chez Octavien, on y parla beaucoup de toi. Octavien n’éleva contre toi aucun grief, mais il cita un mot sorti de ta bouche : Ce jeune homme, aurais-tu dit, mérite qu’on le loue, qu’on le comble, qu’on le statufie. Il observa qu’il s’arrangerait de manière à ne pas être de sitôt changé en pierre. Labéon prétend aussi que les vétérans tiennent les plus mauvais discours sur ton compte, et que tu as tout à en redouter en ce moment. On veut te faire peur et monter la tête à ce jeune homme.
Il y avait longtemps que j’avertissais Cicéron que son goût pour les bons mots et les apartés ironiques finirait par lui attirer des ennuis. Mais il ne pouvait pas s’en empêcher. Il avait toujours passé pour un esprit caustique et, avec le temps, il lui suffisait d’ouvrir la bouche pour que les gens s’approchent, toujours prêts à rire d’une boutade. Cette marque d’attention le flattait, et lui inspirait encore plus de saillies cinglantes. On s’empressait alors de les répéter, et il arrivait même qu’on lui attribue des traits qu’il n’avait jamais prononcés : en fait, je suis allé jusqu’à rassembler tout un recueil de ces apocryphes. César se régalait de ses plaisanteries, même lorsqu’il en était la cible. Ainsi, pendant sa dictature, quand il modifia le calendrier, quelqu’un lui demanda si Sirius, l’étoile du grand chien, se lèverait à la même date, et Cicéron répondit : « Elle fera ce qu’on lui dit de faire », et il paraît que César avait éclaté de rire. Cependant, quels que fussent ses autres mérites, son fils adoptif manquait cruellement du sens de l’humour et, pour une fois, Cicéron suivit mon conseil et lui écrivit une lettre d’excuse.