J’ai ouï dire que cet imbécile de Segulius raconte partout et à tout le monde une plaisanterie que je suis censée avoir dite, et qui serait venue à tes oreilles. Je ne me rappelle pas avoir fait cette remarque, mais je ne la désavouerai pas car c’est exactement le genre de choses que j’aurais pu prononcer — un mot d’esprit dit avec légèreté pour amuser la galerie, sans rien à voir avec une déclaration politique sérieuse dont on peut examiner la portée. Je sais qu’il m’est inutile de te répéter combien d’affection j’ai pour toi, avec quel zèle je défends tes intérêts et combien je veux que tu tiennes le rôle majeur des affaires de l’État dans les années à venir ; mais si je t’ai offensé, je le regrette sincèrement.
Sa lettre lui valut une réponse :
Caius César à Cicéron.
Mes sentiments pour toi restent inchangés. Inutile de me présenter tes excuses, mais s’il te plaît de m’en adresser tout de même, naturellement, je les accepte. Malheureusement, mes partisans ne sont pas aussi conciliants. Ils me répètent chaque jour que c’est folie de me fier à toi et au Sénat. Ta remarque inconsidérée n’a fait qu’apporter de l’eau à leur moulin. Franchement, ce décret du Sénat ! Comment peut-on attendre que je me soumette au commandement de l’homme qui a conduit mon père à la mort ? J’entretiens des relations civiles avec Decimus, mais je ne serai jamais son ami, pas plus que mes hommes, qui sont les vétérans de mon père, ne le suivront. Il n’y a qu’une seule condition, disent-ils, qui leur ferait accepter de combattre sans réserve pour le Sénat : que je sois nommé consul. Serait-ce impossible ? Les deux postes sont vacants, après tout, si je puis être propréteur à dix-neuf ans, pourquoi ne serais-je pas consul ?
Cicéron blêmit. Il répondit sur-le-champ que, bien qu’Octavien fût inspiré par les dieux eux-mêmes, le Sénat ne consentirait jamais à accorder le consulat à un homme qui n’avait pas vingt ans. Octavien répondit tout aussi promptement :
Ma jeunesse, semble-t-il, ne constitue pas un obstacle pour commander une armée sur le champ de bataille, mais m’empêcherait de devenir consul. Si l’âge est le seul problème, pourquoi ne pas m’associer un collègue consulaire qui soit aussi âgé que je suis jeune, et dont l’expérience et la sagesse politique compenseraient mes lacunes ?
Cicéron montra la lettre à Atticus.
— Qu’en penses-tu ? Suggère-t-il vraiment ce que je crois ?
— Je suis certain que c’est ce qu’il insinue. Tu le ferais ?
— Je ne prétendrai pas que cet honneur ne signifie rien pour moi… très peu d’hommes ont été consuls deux fois. De toute façon, j’en occupe déjà la fonction sans en avoir le titre, et cela me vaudrait une gloire immortelle. Mais à quel prix ! Nous avons déjà dû affronter un César qui réclamait un consulat illégal avec toute une armée derrière lui, et nous avons fait la guerre pour tenter de l’arrêter. Faudrait-il cette fois-ci en affronter un autre, et se soumettre docilement ? Comment le Sénat le prendrait-il ? Et Cassius, et Brutus ? Qui peut bien mettre des idées pareilles dans la tête de ce jeune homme ?
— Il n’a peut-être besoin de personne pour les faire germer, répliqua Atticus. Elles lui viennent peut-être spontanément.
Cicéron ne répondit pas. C’était une possibilité qu’il valait mieux ne pas envisager.
Deux semaines plus tard, Cicéron reçut une lettre de Lépide, qui avait pris position avec ses sept légions à Pont d’Argent, dans le sud de la Gaule. Il la lut, se pencha en avant et posa la tête sur son bureau en poussant d’une main la dépêche vers moi.
Rien n’a pu altérer jusqu’ici l’amitié qui nous lie. Je ne doute pas pourtant qu’au milieu des violentes et subites agitations de la République, la calomnie n’ait cherché à me nuire dans ton esprit par d’indignes insinuations qui ont dû émouvoir profondément ton patriotisme. Je n’ai qu’une chose à te demander, mon cher Cicéron : si toutes les circonstances de ma vie, si les témoignages de dévouement que dans le passé j’ai donnés à la République, t’ont paru jusqu’ici dignes de Lépide, crois que je serai fidèle à ce que je fus toujours, ou plutôt que je ferai plus que je n’ai fait. Accepte donc de me servir au besoin de défenseur ; plus je te dois déjà, plus je veux te devoir encore.
— Je ne comprends pas, dis-je. Pourquoi cela te met-il dans cet état ?
Cicéron poussa un soupir et se redressa. Je m’aperçus avec inquiétude qu’il avait les larmes aux yeux.
— Parce que cela signifie qu’il veut s’unir à Antoine et se cherche un alibi à l’avance. Sa duplicité est si maladroite qu’elle en devient touchante.
Il avait raison, évidemment. Ce même jour, le trente mai, alors que Cicéron recevait les fausses promesses de Lépide, Antoine en personne — la barbe et les cheveux longs et négligés après quarante jours de fuite — arrivait sur la rive opposée au camp de Lépide. Revêtu d’une robe noire, il s’enfonça dans l’eau jusqu’à la poitrine, traversa la rivière et s’approcha de la palissade pour échanger quelques mots avec les légionnaires. Beaucoup le reconnurent pour avoir servi avec lui durant la guerre des Gaules et la guerre civile, et se précipitèrent pour lui parler. Le lendemain, Antoine fit passer le cours d’eau à toute son armée, et les hommes de Lépide les accueillirent à bras ouverts, allant jusqu’à abattre eux-mêmes leurs fortifications pour les laisser entrer. Antoine se vit maître de toute l’armée, et traita Lépide avec le plus grand respect. Il lui donna le nom de « père » et l’assura que, s’il se rangeait à sa cause, il lui laisserait le titre et les honneurs du commandement. Les soldats applaudirent. Lépide accepta.
Ou c’est du moins le récit qu’ils concoctèrent ensemble. Cicéron était convaincu qu’ils s’étaient entendus depuis le début et que leurs retrouvailles avaient été convenues à l’avance. Mais en prétendant qu’il avait dû s’incliner devant un cas de force majeure, Lépide avait un peu moins l’air d’un traître.
La dépêche de Lépide annonçant le tour catastrophique qu’avait pris la situation mit neuf jours à arriver au Sénat, alors que des rumeurs alarmistes la précédaient déjà. Cornutus la lut aux sénateurs dans le temple de la Concorde.
Je prends les dieux et les hommes à témoin que jamais je n’eus rien de plus à cœur que le salut commun et la liberté : ces sentiments, vous les auriez vus à mes œuvres, si la fortune ne m’en avait arraché le pouvoir. Il y a eu sédition parmi mes soldats. L’armée tout entière a déclaré que sa mission était de ménager les citoyens et de conserver la paix. J’ai été à la lettre contraint de me mettre à sa tête, afin de ne pas compromettre la vie et la sûreté de tant de braves gens. Dans ces circonstances, je vous prie et vous conjure, pères conscrits, de ne pas voir un crime dans ce sentiment honorable qui nous fait reculer moi et mes soldats devant les fléaux de la guerre civile.