Lorsque le préteur urbain eut terminé sa lecture, il y eut un grand soupir collectif, presque un gémissement, comme si toute l’assemblée avait retenu son souffle dans l’espoir que les rumeurs seraient démenties. Cornutus fit signe à Cicéron d’ouvrir les débats. Dans le silence qui s’ensuivit, pendant que Cicéron se levait, on avait l’impression de percevoir dans la salle le désir enfantin d’être rassuré, mais Cicéron n’avait rien de la sorte à leur offrir.
— Ces nouvelles de Gaule, que nous soupçonnions et redoutions, ne nous surprennent pas, sénateurs. Le seul choc est l’impudence avec laquelle Lépide nous prend tous pour des imbéciles. Il nous supplie, il nous implore, il nous conjure — cet animal ! Non, même pas : il n’est rien d’autre que la lie répugnante et sordide d’une noble lignée qui affecte la forme humaine ! Il nous supplie de ne pas voir sa trahison comme un crime. La lâcheté de ce personnage ! J’aurais plus de respect pour lui s’il était venu nous avouer la vérité : qu’il voit là l’occasion de favoriser ses ambitions et a trouvé un autre brigand pour être son complice. Je propose qu’il soit désormais déclaré ennemi public et que tous ses biens et propriétés soient confisqués pour nous aider à remplacer par de nouvelles légions celles qu’il a volées à l’État.
La proposition fut vivement acclamée.
— Mais il faudra le temps de lever de nouvelles troupes et, en attendant, nous devons faire face à une situation stratégique extrêmement périlleuse. Si le feu de la rébellion qui agite la Gaule se propage aux quatre légions de Plancius — et je crains que nous ne devions nous préparer à cette éventualité —, nous pourrions avoir contre nous la majeure partie de soixante mille hommes.
Cicéron avait décidé de ne pas chercher à minimiser l’étendue de la crise. Au silence succédèrent des murmures d’inquiétude.
— Nous ne devons pas désespérer, poursuivit-il, ne serait-ce que parce que nous disposons nous-mêmes de tout autant de soldats rassemblés par les nobles et vaillants Brutus et Cassius… mais ils sont en Macédoine ; ils sont en Syrie ; ils sont en Grèce ; ils ne sont pas en Italie. Nous avons aussi une légion de nouvelles recrues dans le Latium et deux légions africaines qui reviennent par la mer au moment où je vous parle pour venir défendre Rome. Et enfin il y a les armées de Decimus et de César — même si l’une est affaiblie et l’autre mal disposée.
« Bref, rien n’est perdu. Mais le temps presse.
« Je propose que le Sénat ordonne à Brutus et à Cassius de renvoyer immédiatement en Italie des troupes en nombre suffisant pour nous permettre de défendre Rome ; que nous intensifiions les levées pour former de nouvelles légions ; que nous imposions une taxe d’urgence de un pour cent sur les biens pour nous permettre d’acheter des armes et du matériel. À ces conditions, et si nous cherchons la force dans le courage de nos ancêtres et le bien-fondé de notre cause, je reste assuré que la justice finira par triompher.
Il prononça sa conclusion avec sa force et sa vigueur coutumières ; mais, lorsqu’il s’assit, les applaudissements furent maigres. Il régnait comme une odeur épouvantable de défaite imminente, aussi âcre que de la poix brûlante.
Isauricus prit ensuite la parole. Jusque-là, ce patricien hautain et ambitieux s’était montré l’opposant sénatorial le plus virulent au présomptueux Octavien. Il s’était élevé contre sa nomination à la propréture ; il avait même essayé de lui refuser l’honneur relativement modeste d’une ovation. Mais il donna tout à coup un panégyrique dithyrambique du jeune César qui stupéfia tout le monde.
— Si Rome doit être défendue contre les ambitions d’Antoine, soutenues à présent par l’armée de Lépide, j’en suis venu à penser que l’homme sur qui nous devons principalement nous appuyer n’est autre que le jeune César. Son nom seul peut faire surgir des armées de nulle part et les pousser à aller au combat. Seule son habileté peut nous apporter la paix. En symbole de la confiance que j’ai en lui, je dois vous dire, sénateurs, que je viens de lui offrir la main de ma fille, et j’ai la satisfaction de pouvoir vous annoncer qu’il l’a acceptée.
Cicéron se tourna brusquement sur son siège, comme tiré par un crochet invisible. Mais Isauricus n’avait pas encore terminé :
— Afin d’associer un peu plus cet excellent jeune homme à notre cause, et dans le but d’encourager ses hommes à combattre Marc Antoine, je soumets la motion suivante : entendu la situation militaire préoccupante suscitée par la traîtrise de Lépide, et compte tenu des services qu’il a déjà rendus à la République, je propose que la Constitution soit amendée afin de permettre à Caius Julius Caesar Octavianus de se présenter au consulat in absentia.
Cicéron se maudit ensuite de ne pas l’avoir vu venir. Il était pourtant évident, si l’on réfléchissait un peu, que, si Octavien ne pouvait convaincre Cicéron de se présenter au consulat avec lui, il s’adresserait à quelqu’un d’autre. Mais il arrive que les choses les plus évidentes échappent au plus avisé des hommes politiques, et il se retrouvait à présent en position délicate. Il devait supposer qu’Octavien avait déjà conclu un marché avec son futur beau-père. Devait-il l’accepter de bonne grâce ou devait-il y faire obstacle ? Il n’avait pas le temps de peser le pour et le contre. Tout autour de lui, les travées bourdonnaient de conjectures. Isauricus s’était assis, bras croisés, visiblement très satisfait de l’effet qu’il venait de produire. Cornutus appela Cicéron pour répondre à la proposition.
Il se leva lentement, en rajustant sa toge, et il regarda autour de lui en s’éclaircissant la gorge — toutes ses tactiques habituelles pour gagner du temps et tenter de réfléchir.
— Puis-je tout d’abord féliciter le noble Isauricus pour l’excellent lien de parenté qu’il vient de nous annoncer ? Je sais à quel point ce jeune homme est honorable, mesuré, modeste, réfléchi, patriote, courageux à la guerre et sage dans ses jugements — en bref tout ce que devrait être un gendre. Il n’a pas eu d’avocat plus vigoureux dans ce Sénat que moi-même, et il a devant lui une carrière aussi éclatante qu’assurée. Il sera consul, je n’en doute pas un instant. Quant à savoir s’il doit être consul alors qu’il n’a pas encore vingt ans et simplement parce qu’il dispose d’une armée, c’est une autre histoire.
« Pères conscrits, nous avons entamé cette guerre contre Antoine pour défendre un principe : le principe qu’aucun homme — aussi doué, aussi puissant, aussi ambitieux soit-il — ne doit être au-dessus des lois. Et depuis trente ans que je suis au service de l’État, chaque fois que nous avons cédé à la tentation et dérogé à la loi, le plus souvent pour ce qui paraissait sur le moment être de bonnes raisons, nous nous sommes rapprochés un peu plus du bord du précipice. J’ai contribué à faire voter la loi qui a donné à Pompée des pouvoirs sans précédents afin de combattre les pirates. Cette guerre a été une grande victoire. Mais la défaite des pirates n’en a pas été la conséquence la plus durable. Cette loi a créé le précédent qui a permis à César de gouverner la Gaule pendant près de dix ans et de devenir trop puissant pour que l’État puisse le maîtriser.
« Je ne dis pas que le jeune César est à l’exemple de son aîné. Mais je dis que si nous le nommons consul et lui donnons le commandement de toute notre armée, nous trahirons le principe même pour lequel nous nous battons, le principe qui m’a poussé à rentrer à Rome alors que je m’apprêtais à partir pour la Grèce — à savoir que la République romaine, avec sa séparation des pouvoirs, ses élections libres, chaque année, pour toutes les magistratures, ses tribunaux et ses jurys, son équilibre entre le Sénat et le peuple, sa liberté de parole et de pensée, est la plus noble création de l’humanité, et que je préférerais mourir noyé dans une flaque de mon propre sang que de trahir le principe sur lequel repose tout ce système, c’est-à-dire, d’abord, enfin et toujours, le respect de la loi.