Helvètes 263 000
Tulinges 36 000
Latobriges 14 000
Rauraques 23 000
Boïens 32 000
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368 000
Sur l’ensemble, d’après César, le nombre total de ceux qui retournèrent vivants dans leur patrie fut de 110 000 migrants.
Alors — et je suis bien certain que personne n’aurait même imaginé de le tenter — il avait poussé ses légions épuisées à retraverser la Gaule pour affronter 120 000 Germains qui avaient profité de la migration helvète pour pénétrer en territoire contrôlé par les Romains. Il y eut une autre bataille formidable, où, pendant plus de sept heures, le jeune Crassus avait commandé la cavalerie et au terme de laquelle les Germains avaient été entièrement anéantis. Il n’en restait que fort peu en vie pour fuir de l’autre côté du Rhin, qui, pour la première fois, devint la frontière naturelle de l’Empire romain. Ainsi, à en croire le récit de César, c’était près du tiers d’un million de personnes qui étaient mortes ou avaient disparu en l’espace d’un seul été. Il avait conclu l’année en laissant ses légions dans leurs nouveaux quartiers d’hiver, à cent milles au nord de l’ancienne frontière de la Gaule ultérieure.
Lorsque j’eus terminé ma copie, le soir tombait, mais la villa était toujours aussi animée — soldats et civils qui réclamaient une entrevue avec le gouverneur, messagers qui entraient et sortaient en coup de vent. Comme je ne voyais plus assez clair pour écrire, je rangeai ma tablette et mon style et restai assis dans la pénombre. Je me demandais ce que Cicéron aurait pensé de tout cela s’il avait été à Rome. Condamner ces victoires aurait été considéré comme un manque de patriotisme : en même temps, l’élimination de tant de populations et le déplacement des frontières sans l’autorisation du Sénat étaient illégaux. Je réfléchissais aussi aux propos de Publius Crassus, comme quoi César redoutait la présence de Cicéron à Rome, de crainte d’« être rappelé avant que sa tâche ne soit terminée ici ». Que signifiait « terminée » dans un tel contexte ? L’expression n’augurait rien de bon.
Ma rêverie fut interrompue par l’arrivée d’un jeune officier qui ne devait guère avoir plus de trente ans, coiffé de boucles blondes et revêtu d’un uniforme étonnamment impeccable. Il se présenta comme l’aide de camp de César, Aulus Hirtius. On l’avait informé que j’avais une lettre de Cicéron pour le gouverneur : pourrais-je avoir l’amabilité de la lui remettre ? Il veillerait à ce qu’elle lui soit transmise. Je répondis que j’avais pour instructions de la remettre à César en main propre. Il m’assura que c’était impossible. Je lui dis qu’en ce cas je suivrais le gouverneur de ville en ville jusqu’à ce que je puisse avoir l’occasion de lui parler. Hirtius me foudroya du regard, tapa de son pied impeccablement chaussé et se retira. Une heure s’écoula avant qu’il revienne pour me demander sèchement de l’accompagner.
La partie publique de la villa était encore bondée de solliciteurs alors que la nuit était déjà tombée. Nous remontâmes un couloir, franchîmes une grosse porte et pénétrâmes dans une salle chauffée, garnie de tapis, brillamment éclairée par une centaine de bougies et imprégnée d’un parfum capiteux, au centre de laquelle César était allongé sur le dos, entièrement nu sur une table pendant qu’un masseur noir faisait pénétrer de l’huile dans sa peau. Il lança un regard bref dans ma direction et tendit la main. Je remis la lettre de Cicéron à Hirtius, qui en brisa le sceau avant de la donner au gouverneur. Je baissai les yeux en signe de respect.
— Comment s’est passé ton voyage ? m’interrogea alors César.
— Très bien, Excellence, répondis-je. Merci.
— Est-ce qu’on s’occupe de toi ?
— Oui, merci.
J’osai le regarder véritablement pour la première fois. Son corps était luisant, très musclé et intégralement épilé — une affectation déconcertante qui avait pour effet de mettre en relief ses multiples cicatrices et hématomes, sans doute récoltés sur les champs de bataille. Il avait un visage indubitablement frappant — émacié et anguleux, dominé par des yeux sombres et pénétrants. Il émanait de l’ensemble une impression de grande puissance, à la fois de l’intelligence et de la volonté. On comprenait pourquoi les hommes comme les femmes se laissaient aussi facilement envoûter. Il avait alors quarante-trois ans. Il roula sur le flanc, face à moi — je remarquai qu’il n’avait pas une once de graisse et que son ventre paraissait entièrement dur —, se redressa sur le coude et fit signe à Hirtius, qui lui porta aussitôt un encrier.
— Et comment se porte Cicéron ? poursuivit-il.
— Très mal, malheureusement.
Il éclata de rire.
— Oh non, je n’en crois pas un mot : il survivra à tous… ou à moi, en tout cas.
Il plongea sa plume dans l’encre, griffonna quelque chose sur la lettre et la rendit à Hirtius, qui saupoudra de sable l’encre humide, souffla sur les résidus, enroula de nouveau le document puis me le tendit d’un air inexpressif.
— Si tu as besoin de quoi que ce soit pendant ton séjour, n’hésite pas à demander.
Il se rallongea alors sur le dos, et le masseur reprit son pétrissage.
J’hésitai. Je venais de si loin. J’avais le sentiment qu’il aurait dû y avoir quelque chose de plus, ne serait-ce qu’une anecdote que j’aurais pu raconter à Cicéron. Mais Hirtius me toucha le bras et m’indiqua la porte d’un signe de tête.
À l’instant où j’y arrivais, César me lança :
— Te sers-tu toujours de tes notes abrégées ?
— Oui.
Il ne fit pas d’autre commentaire. La porte se referma et je suivis de nouveau Hirtius dans le couloir. Mon cœur battait à tout rompre, comme si je venais de réchapper d’une chute brutale. Ce ne fut que lorsque je me retrouvai dans la chambre où je devais passer la nuit que je pensai à vérifier ce que César avait inscrit sur la lettre. Deux mots seulement : soit d’un laconisme élégant, soit d’un mépris caractéristique selon la façon dont on choisissait de les interpréter. Approuvé. César.
Le lendemain matin, lorsque je me réveillai, la maison était silencieuse. César et sa suite étaient déjà partis pour la ville suivante. Ma mission terminée, je me mis moi aussi en route pour le long voyage de retour.
Lorsque je parvins au port d’Ancône, une lettre de Cicéron m’y attendait : les premiers soldats de Pison venaient d’arriver à Thessalonique et, par précaution, il partait immédiatement pour Dyrrachium — situé dans la province d’Illyrie et qui échappait donc à l’influence de Pison. Cicéron espérait me rejoindre là-bas. En fonction de la réponse de César et de la situation à Rome, il déciderait alors de ce qu’il ferait ensuite : Telle Callisto, il semble que nous soyons condamnés à errer à travers l’éternité.