Cicéron fut porté dans la maison, et l’on barricada grilles et portes derrière lui.
Je ne le vis que très peu après cela. Dès qu’il eut pris son bain, il avala un peu de nourriture et de vin dans sa chambre et partit se coucher.
Je dormis moi aussi — très profondément malgré mes angoisses, tant j’étais épuisé — et dus être réveillé brutalement pas l’un des esclaves que j’avais posté sur la Via Appia. Il était essoufflé et effrayé. Une troupe de trente légionnaires à pied ainsi qu’un centurion et un tribun à cheval marchaient du nord-ouest vers la maison. Ils étaient à moins d’une demi-heure.
Je courus réveiller Cicéron. Il avait ses couvertures remontées jusqu’au menton et refusa de bouger. Je les lui arrachai.
— Ils viennent pour toi, assenai-je, penché au-dessus de lui. Ils sont presque là. Il faut qu’on parte.
Il me sourit et posa la main sur ma joue.
— Qu’ils viennent, mon vieil ami. Je n’ai pas peur.
Je le suppliai.
— Fais-le pour moi, si tu ne veux pas le faire pour toi-même… Fais-le pour tes amis et pour Marcus ! Je t’en prie, viens !
Je crois que c’est l’allusion à Marcus qui le convainquit. Il poussa un soupir.
— Très bien, allons-y. Mais c’est tout à fait inutile.
Je me retirai pour le laisser s’habiller et courus donner des ordres : qu’on préparât une litière immédiatement, que le bateau fût prêt à mettre à la voile et chaque rameur en place, que grilles et portes fussent verrouillées dès que nous serions sortis, que les esclaves de la maison quittent les lieux aussitôt et se cachent où ils pourraient.
Je croyais sans cesse entendre le bruit des pas des légionnaires qui s’intensifiait…
Enfin — mais bien trop tard ! — Cicéron parut, aussi immaculé que s’il partait s’adresser au Sénat. Il parcourut la villa en disant adieu à tous. Les esclaves étaient en larmes. Il jeta un ultime regard autour de lui, comme pour saluer une dernière fois la maison et tout ce qu’elle contenait de si cher à son cœur, puis il monta dans la litière, tira les rideaux afin que nul ne vît son visage et nous nous mîmes en route. Alors, au lieu de fermer la grille derrière nous et de se sauver, les esclaves prirent tout qui pouvait faire office d’armes — fourches, balais, tisonniers, couteaux de cuisine — et insistèrent pour nous escorter en formant une phalange domestique des plus rustiques autour de la litière. Nous parcourûmes la courte portion de route puis tournâmes dans le sentier à travers bois. J’entrevoyais la mer qui scintillait à travers les arbres dans le soleil matinal. Le salut était tout proche. Mais alors, au bout du chemin, juste avant qu’il ne débouche sur la plage, une douzaine de légionnaires surgirent.
Les esclaves qui précédaient notre petite procession poussèrent un cri et les porteurs s’empressèrent de faire demi-tour. La litière pencha dangereusement et faillit verser. Nous revînmes précipitamment en arrière, mais trouvâmes d’autres soldats qui nous barraient la route.
Nous étions pris au piège, dépassés, condamnés. Nous restions cependant déterminés à nous battre. Les esclaves posèrent la litière et se placèrent en rempart tout autour. Cicéron écarta le rideau pour voir ce qui se passait. Il vit les soldats approcher rapidement et me cria :
— Personne ne doit combattre !
Puis il dit aux esclaves :
— Posez tous vos armes ! Votre dévouement m’honore, mais le seul sang qui doit couler ici est le mien.
Les légionnaires avaient l’épée à la main. Le tribun militaire qui les commandait était une espèce de brute basanée et hirsute. Sous le bord de son casque, ses sourcils se rejoignaient en une épaisse ligne noire.
— Marcus Tullius Cicero, clama-t-il, j’ai un mandat d’exécution.
Cicéron, toujours allongé dans sa litière, le menton appuyé sur sa main, le dévisagea très calmement.
— Je te connais, dit-il, j’en suis sûr. Comment t’appelles-tu ?
Visiblement déconcerté, le tribun militaire répondit :
— Mon nom, si tu veux le savoir, est Caius Popillius Laenas et, oui, on se connaît. Mais ça ne te sauvera pas.
— Popillius, murmura Cicéron, c’est cela.
Puis il se tourna vers moi.
— Tu te souviens de cet homme, Tiron ? Il a été notre client — cet adolescent de quinze ans qui avait tué son père, tout au début de ma carrière. Il aurait été condamné à mort pour parricide si je ne l’avais pas fait acquitter — à la condition qu’il s’enrôle dans l’armée. C’est une sorte de justice immanente, je suppose, dit-il avec un petit rire.
Je regardai Popillius et me souvins effectivement de lui.
— Assez parlé, intervint ce dernier. Le verdict de la Commission constitutionnelle est que la sentence de mort doit être exécutée immédiatement.
Il fit signe aux soldats de tirer Cicéron de sa litière.
— Attends, l’arrêta Cicéron. Laisse-moi où je suis. J’ai l’intention de mourir ainsi.
Il se souleva sur les coudes, tel un gladiateur vaincu, puis rejeta la tête en arrière et présenta son cou au ciel.
— Si c’est ce que tu veux, dit Popillius avant de se tourner vers son centurion. Finissons-en.
Le centurion prit position. Il écarta les jambes et leva son épée. La lame étincela et, à cet instant, le mystère qui avait hanté Cicéron toute sa vie fut pour lui résolu, et la liberté fut éliminée de la surface de la terre.
Ils lui coupèrent ensuite la tête et les mains pour les mettre dans un sac. Ils nous obligèrent à nous asseoir à côté pour les regarder faire. Puis ils s’en allèrent. J’appris par la suite qu’Antoine fut tellement ravi par ces trophées qu’il gratifia Popillius d’une prime d’un million de sesterces. On dit aussi que Fulvia perça la langue de Cicéron avec une épingle. Je n’en sais rien. Ce qui est certain, c’est que, sur l’ordre d’Antoine, la tête qui avait prononcé les Philippiques et les mains qui les avaient écrites furent clouées sur les rostres afin d’avertir tous ceux qui pourraient avoir l’idée de s’opposer au triumvirat. Et elles y restèrent pendant des années, jusqu’à ce qu’elles finissent par pourrir et se décomposer complètement.
Après le départ des assassins, nous portâmes le corps de Cicéron sur la plage et construisîmes un bûcher. Puis à la tombée de la nuit, nous brûlâmes ses restes. Je partis ensuite vers la baie de Naples pour retrouver ma ferme.
Peu à peu, j’en appris davantage sur les événements.
Quintus fut peu après capturé avec son fils et ils furent exécutés.
Atticus sortit de sa cachette et il fut gracié par Antoine pour avoir aidé Fulvia.
Et beaucoup, beaucoup plus tard, Antoine se suicida avec sa maîtresse, Cléopâtre, après qu’ils eurent engagé une campagne militaire contre Octavien et eurent été défaits par lui. Le garçon est devenu l’empereur Auguste.
Mais cela suffit, j’ai assez écrit.
De nombreuses années se sont écoulées depuis les épisodes relatés. Je crus au début ne jamais me remettre de la mort de Cicéron. Mais le temps efface tout, même le chagrin. En fait, j’irai jusqu’à dire que le chagrin est presque uniquement une question de perspective. Pendant les premières années, je soupirais et pensais : « Dire qu’il serait encore dans la soixantaine à présent. » Puis, dix ans plus tard, je constatai avec étonnement : « Bon sang, il aurait soixante-quinze ans ! » Mais aujourd’hui, je me dis : « De toute façon, il serait mort depuis longtemps, alors qu’importe la façon dont il a péri par rapport à la façon dont il a vécu ? »