— Mais il ne sera pas contre moi. Le peuple romain ne votera jamais le maintien de mon exil — et si c’était le cas, il ne servirait plus à rien de continuer, si ?
Ainsi, quinze mois exactement après avoir débarqué à Dyrrachium, nous descendîmes au port pour entamer le voyage de retour vers la vie. Cicéron avait rasé sa barbe, coupé ses cheveux et revêtu sa toge blanche bordée de pourpre de sénateur. Le hasard voulut que notre traversée de retour se fît sur le même bateau marchand qu’à l’aller. Mais le contraste entre les deux trajets n’eût pu être plus marqué. Cette fois, nous glissions sur une mer étale, poussés par un vent favorable, passâmes la nuit à ciel ouvert, allongés sur le pont, et arrivâmes en vue de Brindes dès le matin. L’entrée du plus grand port d’Italie s’ouvre comme une immense paire de bras tendus et, lorsque nous la franchîmes pour approcher du quai bondé, nous eûmes l’impression d’être serrés contre le cœur d’un ami cher perdu depuis longtemps. La ville tout entière semblait s’être rassemblée sur le port, et la foule était en liesse ; des jeunes filles portaient des fleurs et des jeunes gens agitaient des rameaux ornés de rubans de couleur au son des tambours et des trompettes.
Je crus que tout cela était pour Cicéron et le lui dis avec excitation, mais il m’interrompit en me priant de ne pas être stupide.
— Comment auraient-ils pu savoir que nous arrivions ? Et aurais-tu donc tout oublié ? C’est aujourd’hui l’anniversaire de la fondation de la colonie de Brindes, et cela donne lieu à des festivités. Tu aurais su cela, autrefois, quand je faisais campagne.
Certains avaient néanmoins remarqué sa toge sénatoriale et comprirent bien vite qui il était. La rumeur se propagea. Ils furent bientôt assez nombreux à scander son nom et à l’acclamer. Debout sur le pont supérieur alors que nous approchions du quai, Cicéron saluait, la main levée, et se tournait d’un côté, puis de l’autre, afin que tous puissent le voir. Au milieu de la foule, je repérai sa fille, Tullia. Elle l’appelait et lui faisait signe, comme les autres, sautant même sur place pour essayer d’attirer son attention. Mais Cicéron se réchauffait à ces applaudissements, les yeux mi-clos, tel un prisonnier qui retrouve la lumière après des mois de cachot, et dans le bruit et le tumulte de la cohue, il ne la remarqua pas.
III
Il n’était pas si surprenant que cela que Cicéron n’ait pas reconnu son unique fille. Tullia avait beaucoup changé pendant notre absence. Son visage et ses bras, autrefois potelés et enfantins, étaient à présent minces et pâles ; et elle portait sur ses cheveux blonds le voile sombre du veuvage. Le jour de notre arrivée était aussi celui de son vingtième anniversaire, bien que j’aie honte d’avouer que je l’avais oublié et ne l’avais donc pas rappelé à Cicéron.
La première chose qu’il fit en descendant de la passerelle fut de s’agenouiller pour baiser le sol. Il attendit ensuite que cet acte de patriotisme fût loué avec l’enthousiasme qui convenait pour lever les yeux et remarquer sa fille, qui se tenait devant lui en tenue de deuil. Il la contempla et fondit en larmes. Il l’aimait sincèrement, avait aimé son mari aussi, et il comprit en la voyant habillée ainsi que ce dernier n’était plus.
Il la prit dans ses bras, pour le plus grand bonheur de l’assistance, et, après une longue étreinte, recula pour mieux la regarder.
— Ma chère enfant, tu n’imagines pas combien j’ai espéré ce moment.
Sans lui lâcher les mains, il fouilla du regard la foule derrière elle.
— Ta mère est-elle ici, et Marcus ?
— Non, papa, ils sont à Rome.
Ce n’était guère surprenant — en ce temps-là, il fallait deux à trois semaines pour faire le trajet de Rome à Brindes, et avec un sérieux risque de se faire dévaliser dans les portions les plus désolées : il était même surprenant que Tullia soit venue, et qu’elle soit venue seule, par-dessus le marché. Cependant, la déception de Cicéron était manifeste, malgré ses efforts pour la dissimuler.
— Bon, ce n’est pas grave… pas grave du tout. Je t’ai toi, et c’est le principal.
— Et moi, je t’ai toi… pour mon anniversaire.
— C’est ton anniversaire ? s’exclama-t-il en m’adressant un regard de reproche. J’ai failli oublier. Mais évidemment. Nous fêterons ça ce soir.
Il la prit par le bras et l’entraîna vers la ville.
Comme nous ne savions pas encore avec certitude si son bannissement avait été annulé, il fut décidé que nous ne partirions pas à Rome avant d’en avoir la confirmation officielle, et ce fut une fois encore Laenius Flaccus qui s’offrit de nous loger dans sa propriété à l’extérieur de Brindes. Des hommes en armes furent postés autour du périmètre pour la sécurité de Cicéron, et il passa la majeure partir des jours qui suivirent avec Tullia, à arpenter les jardins et la plage et à apprendre de sa bouche toutes les épreuves qu’elle avait traversées pendant l’exil de son père — par exemple que son mari, Frugi, avait été attaqué par les sbires de Clodius alors qu’il essayait de défendre Cicéron, qu’on l’avait déshabillé, bombardé d’ordures et chassé du Forum, que son cœur n’avait plus battu correctement par la suite et qu’il avait fini par en mourir dans ses bras quelques mois plus tard ; que, comme elle n’avait pas d’enfant, elle s’était retrouvée sans rien sinon quelques bijoux et sa dot restituée, qu’elle avait donnée à Terentia pour l’aider à régler les dettes de la famille ; que Terentia avait été obligée de vendre une grande partie de ses biens personnels, qu’elle s’était même armée de courage pour demander à la sœur de Clodius d’intercéder auprès de son frère afin qu’il leur accorde, à elle et ses enfants, un peu de pitié ; que Clodia lui avait ri au nez et avait même prétendu que Cicéron avait cherché à avoir une liaison avec elle : que, prises de peur, des familles qu’ils avaient toujours considérées comme amies leur avaient fermé leur porte ; et ainsi de suite.
Cicéron me raconta tout cela tristement un soir, après que Tullia fut allée se coucher.
— Il n’est pas étonnant que Terentia ne soit pas venue. Il semble qu’elle évite autant que possible de sortir en public et préfère se terrer dans la maison de mon frère. Quant à Tullia, il faut que nous lui trouvions un nouveau mari au plus tôt, tant qu’elle est assez jeune pour enfanter sans risques.
Il se frotta les tempes, comme toujours en période de tension.
— Je croyais que mon retour en Italie serait la fin de mes problèmes. Je vois maintenant que je n’en suis qu’au commencement.
Nous étions les hôtes de Flaccus depuis six jours lorsqu’un messager de Quintus arriva pour nous informer que, malgré une manifestation de dernière minute de Clodius et sa clique, les centuries s’étaient prononcées à l’unanimité en faveur du rétablissement de Cicéron dans tous ses droits de citoyen, et qu’il était par conséquent à nouveau un homme libre. Curieusement, la nouvelle ne parut pas le réjouir outre mesure, et, lorsque je lui en fis la remarque, il me rétorqua :
— Pourquoi devrais-je me réjouir ? On m’a simplement restitué quelque chose que l’on n’aurait jamais dû me prendre. Et au bout du compte, je suis plus faible que je ne l’étais auparavant.
Nous nous mîmes en route pour Rome le lendemain. La nouvelle de sa réhabilitation s’était déjà répandue parmi la population de Brindes, et une foule de plusieurs centaines de personnes s’étaient rassemblées devant les portes de la villa pour lui dire au revoir. Il descendit de la voiture qu’il partageait avec Tullia et serra la main de tous ses admirateurs, prononça un petit discours, et nous reprîmes notre voyage. Mais nous n’avions pas parcouru cinq milles que nous rencontrâmes un nouvel attroupement au village suivant, chacun cherchant encore à lui serrer la main. Cette fois encore, il s’exécuta. Et il en fut ainsi toute cette journée et les suivantes, sauf que les rassemblements étaient de plus en plus importants à mesure que la nouvelle du passage de Cicéron se propageait. On parcourait des milles pour le voir, et certains descendaient même des montagnes pour se poster au bord de la route. À notre arrivée à Beneventum, ils étaient des milliers à l’accueillir ; à Capoue, les rues étaient complètement bloquées.