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Au début, Cicéron fut touché par ces manifestations sincères d’affection, puis ravi, puis stupéfait, avant que cela le fasse réfléchir. Y aurait-il moyen, se demanda-t-il, de transformer cette étonnante popularité parmi les citoyens ordinaires d’Italie en influence politique à Rome ? Mais la popularité et le pouvoir, il le savait bien, constituaient des entités parfaitement distinctes. Souvent, les personnages les plus puissants de l’État ne sont pas reconnus dans la rue, alors que les plus célèbres ne jouissent que d’une notoriété impuissante.

Cela nous apparut clairement peu après avoir quitté la Campanie, quand Cicéron décida que nous passerions par Formies pour jeter un coup d’œil sur sa villa du bord de mer. Il savait par Terentia et Atticus qu’elle avait été vandalisée et s’attendait à la trouver en ruine. En fait, lorsque nous quittâmes la Via Appia et pénétrâmes dans le domaine, la villa aux volets clos nous parut intacte, à part les statues grecques, qui avaient disparu. Le jardin était soigneusement entretenu. Des paons déambulaient encore entre les arbres, et nous percevions la rumeur lointaine de la mer. La voiture s’immobilisa, Cicéron en descendit, et des esclaves de la maison commencèrent à surgir de diverses parties de la propriété, comme s’ils s’étaient tenus cachés. Lorsqu’ils reconnurent leur maître, ils se jetèrent à terre en pleurant de soulagement. Mais quand il se dirigea vers la porte, plusieurs d’entre eux essayèrent de s’interposer et le supplièrent de ne pas entrer. Il leur fit signe de s’écarter et ordonna qu’on lui ouvre la porte.

Nous fûmes tout d’abord assaillis par l’odeur — de fumée, de moisi et d’excréments humains. Puis il y eut le son — un silence caverneux, résonnant, brisé seulement par le crissement des débris de plâtre et de poteries sous nos pieds, et le roucoulement des pigeons dans la charpente. Comme on enlevait les volets, le soleil de cet après-midi d’été révéla une enfilade de salles dévastées. Tullia porta la main à sa bouche pour réprimer un cri d’horreur, et Cicéron lui conseilla doucement d’aller attendre dans la voiture. Nous nous enfonçâmes à l’intérieur. Tout s’était volatilisé, tous les tableaux, tout le mobilier. Çà et là, des portions de plafond pendaient. Même la mosaïque des sols avait été arrachée et emportée. De l’herbe poussait sur la terre nue parmi les déjections d’oiseaux et excréments humains. Les murs avaient roussi là où des feux avaient été allumés, et ils présentaient des graffitis et dessins obscènes, tous exécutés à la peinture rouge dégoulinante.

Un rat détala le long du mur de la salle à manger et se glissa dans un trou. Cicéron le regarda disparaître avec une expression d’infini dégoût. Puis il quitta la maison à pas lourds, remonta dans la voiture et ordonna au cocher de retourner sur la Via Appia. Il ne prononça pas un mot pendant au moins une heure.

Deux jours plus tard, nous arrivions à Bovillae, aux abords de Rome.

À notre réveil, le lendemain matin, nous trouvâmes une nouvelle foule prête à nous escorter jusqu’en ville. Lorsque nous sortîmes dans la chaleur de cette matinée estivale, je me sentais craintif : l’état dans lequel j’avais vu la villa de Formies m’avait plongé dans un grand trouble. C’était aussi la veille des Jeux romains, une fête publique. Les rues seraient bondées, et nous avions déjà appris qu’une pénurie de pain avait déclenché des émeutes. J’étais certain que Clodius prendrait prétexte de ces désordres pour tenter une sorte d’embuscade. Mais Cicéron était calme. Il croyait que le peuple le protégerait. Il demanda que l’on retirât le toit de la voiture et, avec Tullia munie d’une ombrelle à ses côtés et moi installé en hauteur, sur le banc du cocher, nous nous mîmes en route.

Je n’exagère nullement quand je dis qu’il n’y avait pas un pouce de la Via Appia qui ne fût bordé de citoyens et que, pendant près de deux heures, nous fûmes portés par une vague d’applaudissements ininterrompue. Lorsque la route franchit l’Almo, près du temple de la Magna Mater, la foule se pressait sur quatre rangées. Un peu plus loin, elle avait pris possession des marches du temple de Mars avec une telle densité qu’on aurait cru les gradins du cirque. Et juste à l’extérieur du mur d’enceinte, là où l’aqueduc longe la voie, des jeunes gens se tenaient dangereusement agrippés au sommet des arches ou s’accrochaient aux palmiers. Ils lui adressaient de grands signes, et Cicéron leur répondait en les saluant lui aussi du bras. Le vacarme, la chaleur et la poussière étaient épouvantables. Nous finîmes par devoir nous arrêter juste devant la porte Capène, car la densité humaine devenait tout simplement trop forte pour continuer.

Je sautai au bas de la voiture dans l’intention d’ouvrir la porte et tentai de me frayer un passage, mais une marée humaine prête à tout pour approcher Cicéron me colla contre le véhicule avec une telle force que je ne pouvais plus bouger ni respirer. La voiture pencha et menaçait de verser. Je crois bien que Cicéron aurait pu succomber à un amour excessif à dix pas de Rome, si son frère Quintus n’avait surgi à cet instant des recoins de l’enceinte avec une dizaine d’hommes qui repoussèrent la foule et permirent à Cicéron de descendre.

Il y avait quatre ans que les deux frères ne s’étaient pas vus, et Quintus n’apparaissait plus comme le plus jeune. Il avait eu le nez cassé lors de l’attaque sur le Forum et il buvait de toute évidence un peu trop. On aurait dit un vieux pugiliste sur le retour. Il tendit les bras vers Cicéron et ils s’étreignirent, trop émus pour parler, les joues mouillées de larmes et chacun tapotant en silence le dos de l’autre.

Puis ils s’écartèrent et Quintus l’informa de ce qu’il avait prévu. Nous entrâmes dans la ville à pied, Cicéron et Quintus marchant devant, main dans la main, Tullia et moi derrière, flanqués de part et d’autre par les hommes de Quintus. Celui-ci, autrefois directeur de campagne de Cicéron, avait conçu le parcours afin que son frère soit vu par le maximum de partisans possible. Nous dépassâmes le Circus Maximus, dont les pavillons flottaient déjà en prévision des Jeux, et, alors que nous avancions à pas lents dans la vallée comble entre le Palatin et le Cælius, il semblait que tous ceux que Cicéron avait un jour défendu au tribunal, ou à qui il avait accordé une faveur ou simplement serré la main avant des élections fussent venus lui souhaiter la bienvenue. Je remarquai cependant que tout le monde ne l’acclamait pas et qu’il y avait ici et là de petits groupes de plébéiens qui nous regardaient d’un air sombre ou qui nous tournaient le dos, surtout lorsque nous approchâmes du temple de Castor, où Clodius avait son quartier général. De nouveaux graffitis en barbouillaient les murs, de la même peinture rouge agressive que l’on avait utilisée à Formies. M. CICÉRON VOLE LE PAIN DU PEUPLE : QUAND LE PEUPLE A FAIM, IL SAIT À QUI S’EN PRENDRE. Un homme nous cracha dessus. Un autre écarta sournoisement les plis de sa toge pour me montrer son couteau. Cicéron feignit de ne rien remarquer.

Une foule de plusieurs milliers de personnes nous ovationna tout le long du Forum et jusqu’en haut des marches capitolines conduisant au temple de Jupiter, où un beau taureau blanc attendait d’être sacrifié. Je craignais à tout moment une attaque, même si ma raison me répétait que cela aurait été suicidaire : un agresseur n’aurait pas manqué d’être réduit en pièces par les partisans de Cicéron, à supposer qu’il eût pu s’approcher assez près pour lui assener un coup. J’aurais néanmoins préféré que nous ayons choisi un endroit avec des murs et une porte. Mais c’était impossible : en un tel jour, Cicéron appartenait à Rome. Il nous fallut d’abord écouter les prêtres réciter leurs prières, puis Cicéron dut se couvrir la tête et s’avancer pour adresser les remerciements rituels aux dieux avant d’assister, debout, à l’immolation de la bête puis à l’examen de ses entrailles, jusqu’à ce que les auspices fussent déclarés favorables. Il pénétra alors dans le temple pour déposer des offrandes au pied de la petite statue de Minerve qu’il avait placée là avant de s’exiler. Quand il sortit enfin du temple, il fut entouré par la plupart des sénateurs qui avaient le plus œuvré pour son rappel — Sestius, Cestilius, Curtius, les frères Cispius et les autres, conduits par le premier consul, Lentulus Spinther — et qu’il dut donc remercier individuellement. Nombreuses furent les larmes versées et les embrassades échangées ; midi était passé depuis longtemps lorsqu’il put prendre le chemin de la maison, et même alors, Spinther et les autres insistèrent pour l’accompagner. Tullia, sans qu’aucun de nous le remarque, était déjà partie devant.