La maison, bien sûr, n’était plus la belle demeure qui se dressait sur le flanc du Palatin : il suffisait de lever les yeux pour voir qu’elle avait été entièrement démolie afin de céder la place au temple que Clodius avait dédié à la Liberté. Nous allions donc loger juste au-dessous, au domicile de Quintus, jusqu’à ce que Cicéron obtienne restitution du terrain et fasse reconstruire sa maison. Cette rue grouillait elle aussi d’admirateurs, et ce fut non sans mal que Cicéron atteignit le seuil de la propriété. Sa femme et ses enfants l’attendaient dans l’ombre du jardin.
Je savais, parce qu’il en avait parlé si souvent, à quel point Cicéron avait espéré ce moment. Et pourtant ces retrouvailles furent teintées d’une gêne qui me donna envie de me cacher. Terentia, parée de ses plus beaux atours, l’attendait de toute évidence depuis des heures, et le petit Marcus avait fini par s’ennuyer et était énervé.
— Alors, mon époux, dit-elle avec un sourire crispé en tirant l’enfant non sans brusquerie pour qu’il se lève poliment. Te voilà enfin rentré ! Va dire bonjour à ton père, ordonna-t-elle à son fils en le poussant en avant.
Mais il s’esquiva immédiatement et courut se réfugier derrière ses jupes.
Cicéron s’immobilisa, les bras tendus vers le petit Marcus, ne sachant comment réagir, et, à la fin, ce fut Tullia qui sauva la situation en courant à son père et en l’embrassant avant de l’entraîner vers sa mère et de les presser doucement l’un contre l’autre. La famille se trouvait enfin réunie.
La villa de Quintus était plutôt vaste, mais pas assez pour loger confortablement deux maisonnées, aussi, dès le premier jour, y eut-il des frictions. Par respect pour le rang élevé et la qualité d’aîné de son frère, Quintus avait, avec sa générosité coutumière, insisté pour que Terentia et Cicéron prennent la chambre parentale qu’il occupait habituellement avec sa femme, Pomponia, qui était aussi la sœur d’Atticus. De toute évidence celle-ci n’avait pas été consultée, et elle put à peine se résoudre à accueillir Cicéron avec amabilité.
Il n’est pas dans mon intention de rapporter ici de commérages d’ordre domestique : de telles questions seraient indignes de mon sujet. Je ne peux cependant donner un aperçu complet de la vie de Cicéron sans raconter ce qui s’est passé, car c’est à cette époque que débutèrent réellement ses malheurs conjugaux, et cela ne fut pas sans effets sur sa carrière politique.
Terentia et lui étaient mariés depuis plus de vingt ans. Ils s’étaient souvent disputés. Mais sous leurs querelles, il y avait toujours eu un respect mutuel. C’était une femme riche, raison pour laquelle il l’avait épousée — en tout cas, ce n’était ni pour sa beauté ni pour sa douceur naturelle. La fortune de Terentia lui avait permis d’entrer au Sénat et celle-ci en avait été récompensée par son ascension sociale. Mais à présent, la chute catastrophique de Cicéron avait révélé la fragilité intrinsèque de cette association. Non seulement Terentia avait été contrainte de vendre une bonne partie de ses biens pour protéger la famille en l’absence de son mari, mais elle avait été injuriée, traînée dans la boue et réduite à loger chez sa belle-famille, qu’elle estimait non sans mépris de condition très inférieure à la sienne. Certes, Cicéron était en vie et il était rentré à Rome, ce dont, je n’en doute pas, elle se réjouissait. Mais elle ne cherchait pas à dissimuler que, de son point de vue, la carrière politique de son époux était terminée, même si lui — encore tout étourdi de l’adulation populaire dont il venait de faire l’objet — ne le voyait pas encore.
Je ne fus pas invité à dîner avec la famille ce soir-là et, étant donné la tension ambiante, je ne prétendrai pas que je le regrettai. Je fus en revanche atterré de constater qu’on m’avait attribué un lit dans le quartier des esclaves, à la cave, où je partageais une alcôve avec Philotimus, l’intendant de Terentia. C’était un type rétrograde, cauteleux et cupide : nous ne nous étions jamais appréciés, et j’imagine qu’il n’était pas plus heureux que moi de cet arrangement. Mais au moins son amour de l’argent en faisait-il un gestionnaire efficace des affaires de Terentia, et il avait dû beaucoup souffrir de voir la fortune de sa maîtresse s’amenuiser mois après mois. La violence avec laquelle il reprochait à Cicéron d’avoir mis celle-ci dans cette situation me mit hors de moi et, au bout d’un moment, je le priai sèchement de se taire et de faire preuve d’un minimum de respect ou je m’assurerais que le maître lui fasse donner le fouet. Plus tard, alors que ses ronflements m’empêchaient de dormir, je me demandai quelle part des récriminations que je venais d’entendre était les siennes, et quelle part sortait de la bouche de sa maîtresse.
Le lendemain, du fait de ma nuit agitée, je dormis trop longtemps et me réveillai complètement paniqué. Cicéron était attendu au Sénat dès le matin afin de lui adresser ses remerciements pour son soutien. En temps normal, il apprenait des discours par cœur et les prononçait sans une note. Mais il y avait si longtemps qu’il n’avait parlé en public qu’il craignait de buter sur les mots. Le texte de son allocution avait donc été dicté et recopié pendant le voyage de Brindes. Je le sortis de mon coffret, vérifiai qu’il était complet et me hâtai de monter. Je tombai sur Statius, le secrétaire de Quintus, qui faisait entrer deux visiteurs dans le tablinum. L’un d’eux était Milon, le tribun qui était venu nous voir à Thessalonique, et l’autre Lucius Afranius, premier lieutenant de Pompée, qui avait été consul deux ans après Cicéron.
— Ces citoyens voudraient voir ton maître, me dit Statius.
— Je vais voir s’il est disponible.
Afranius commenta alors, sur un ton qui ne me plut guère :
— Il a intérêt à l’être !
Je me rendis aussitôt à la chambre parentale. La porte était fermée. La servante de Terentia posa un doigt sur ses lèvres et me chuchota que Cicéron n’était pas là. Puis elle m’entraîna dans le couloir et me conduisit au vestiaire, où Cicéron revêtait sa toge avec l’aide de son valet. Tout en l’informant de la présence de ses deux visiteurs, je remarquai un lit de fortune au fond de la petite pièce. Il surprit mon regard et marmonna :