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— Quelque chose ne va pas, mais elle ne veut pas me dire ce que c’est.

Puis, regrettant peut-être cet accès de franchise, il m’ordonna d’un ton brusque d’aller chercher Quintus afin que lui aussi entende ce que les visiteurs avaient à dire.

L’entretien fut d’abord amical. Afranius annonça qu’il transmettait à Cicéron le meilleur souvenir de Pompée le Grand, qui comptait saluer lui-même son retour dans les plus brefs délais. Cicéron le remercia pour son message et remercia Milon de tout ce qu’il avait fait pour obtenir son rappel. Il décrivit l’enthousiasme avec lequel on l’avait reçu dans les campagnes et la foule qui s’était rassemblée à Rome la veille pour l’accueillir.

— J’ai l’impression de commencer une toute nouvelle vie. J’espère que Pompée sera au Sénat pour m’entendre le louer avec toute la pauvre éloquence dont je serai capable.

— Pompée ne viendra pas au Sénat, répliqua sans ménagement Afranius.

— Je suis désolé de l’apprendre.

— Il pense que cela ne serait pas approprié, considérant la nouvelle loi qui devra être proposée.

Là-dessus, il ouvrit un petit sac et lui tendit un projet de loi, que Cicéron lut avec un étonnement manifeste avant de le donner à Quintus, qui finit par me le remettre.

Attendu que l’on interdit au peuple de Rome l’accès à un approvisionnement en blé suffisant ; et dans la mesure où cela fait peser une menace grave sur le bien-être et la sécurité de l’État ; et gardant à l’esprit que tous les citoyens romains ont droit à l’équivalent d’au moins un pain gratuit par jour — il est par conséquent ordonné que Pompée le Grand soit chargé de la surintendance des vivres par toute la terre, que ce soit par l’achat, la saisie ou tout autre moyen d’obtenir des quantités suffisantes de blé pour la cité ; que cette charge lui soit concédée pour une durée de cinq ans ; et qu’afin de l’assister dans sa mission, il sera en droit de nommer quinze lieutenants qu’il enverra exécuter toutes les tâches qu’il lui paraîtra nécessaires.

— Naturellement, indiqua Afranius, Pompée aimerait que tu aies l’honneur de proposer le décret quand tu t’adresseras au Sénat aujourd’hui.

— Tu dois admettre que c’est très habile, intervint Milon. Maintenant que nous avons repris la rue à Clodius, nous devons lui retirer toute possibilité d’acheter les votes avec du pain.

— La pénurie est-elle si importante qu’il faille demander une loi d’urgence ? questionna Cicéron en se tournant vers son frère.

— C’est vrai, admit Quintus. Il ne reste presque plus de pain, et ce qui reste atteint des prix exorbitants.

— Tout de même, il s’agit là d’accorder des pouvoirs sans précédents à un seul homme pour le ravitaillement de la nation. Il faut vraiment que j’en apprenne davantage sur la situation avant de pouvoir donner mon opinion, je le crains.

Il voulut rendre le projet à Afranius, qui refusa de le prendre. L’officier de Pompée croisa les bras et foudroya Cicéron du regard.

— Je dois avouer que je m’attendais à un peu plus de gratitude que ça. Après tout ce que nous avons fait pour toi.

— Il va sans dire, ajouta Milon, que tu figurerais parmi les quinze lieutenants de Pompée.

Et il frotta son pouce et son index l’un contre l’autre pour indiquer le côté lucratif du poste. Le silence qui s’ensuivit se fit pesant.

— Bien, lâcha enfin Afranius. Nous te laissons le projet. Et quand tu parleras au Sénat, nous t’écouterons avec attention.

Après leur départ, ce fut Quintus qui prit la parole en premier :

— Au moins, on connaît enfin leur prix.

— Non, le détrompa sombrement Cicéron. Ce n’est pas leur prix. Ce n’est qu’un premier acompte… c’est un prêt qu’à leurs yeux je n’aurai jamais remboursé, quoi que je puisse leur donner.

— Qu’est-ce que tu vas faire, alors ?

— Eh bien, c’est un marché de dupes, non ? Je soumets la loi au vote et passerai aux yeux de tous pour la marionnette de Pompée ; je me tais, et il se retournera contre moi. Quoi que je fasse, je perds.

Comme souvent, il n’avait pas encore décidé quel parti prendre lorsque nous nous mîmes en route pour le Sénat. Il aimait toujours sentir la température de l’assemblée avant de s’exprimer — tâter son pouls comme le fait un médecin avec un patient. Birria, le gladiateur qui accompagnait Milon lorsque celui-ci était venu nous voir en Macédoine, servait de garde du corps, avec trois compagnons à lui. Il y avait en outre, me semble-t-il, une vingtaine ou une trentaine de clients de Cicéron qui formaient un bouclier humain. Nous nous sentions en sécurité. Tout en marchant, Birria me parla non sans forfanterie de leurs forces. Milon et Pompée disposaient, me dit-il, de deux cents gladiateurs qui attendaient, cantonnés sur le Champ de Mars et prêts à se déployer à tout moment si Clodius cherchait à faire des siennes.

Lorsque nous arrivâmes au Sénat, je remis à Cicéron le texte de son discours. En pénétrant dans la Curie, il toucha du doigt le très ancien montant de porte et embrassa du regard ce qu’il appelait lui-même « la plus grande salle du monde », à la fois étonné et reconnaissant d’avoir la chance de la revoir. Alors qu’il approchait de sa place habituelle, sur le banc le plus près de l’estrade des consuls, les sénateurs voisins se levèrent pour lui serrer la main. La chambre était loin d’être pleine — je remarquai que Pompée n’était pas le seul à être absent. Clodius et Marcus Crassus, dont l’alliance avec Pompée et César en faisait encore l’un des personnages les plus puissants de la République, manquaient également à l’appel, et je me demandai pourquoi.

Le consul qui présidait la séance du jour était Metellus Nepos, vieil ennemi de Cicéron qui feignait aujourd’hui d’être réconcilié avec lui — bien à contrecœur et sous la pression de la majorité du Sénat. Il fit mine de ne pas remarquer la présence de Cicéron et se leva pour annoncer qu’une dépêche de César venait d’arriver de Gaule ultérieure. La chambre se tut, et les sénateurs l’écoutèrent avec attention lire le compte rendu de César de ses derniers combats meurtriers contre des tribus sauvages aux noms exotiques — Viromanduens, Atrebates et Nerviens — dans de sombres forêts caverneuses et parmi d’infranchissables fleuves en crue. César était de toute évidence monté bien plus au nord qu’aucun général romain avant lui, presque jusqu’à la mer Nordique glacée, et, une fois encore, sa victoire frôlait l’anéantissement : sur les soixante mille hommes qui avaient constitué l’armée des Nerviens, il assurait n’en avoir laissé que cinq cents en vie. Quand Nepos eut terminé sa lecture, la chambre tout entière parut respirer ; alors seulement, le consul pria Cicéron de prendre la parole.

C’était un moment difficile pour prononcer un discours et, en réalité, Cicéron se borna à énumérer sa liste de remerciements. Il remercia les consuls. Il remercia le Sénat. Il remercia le peuple. Il remercia les dieux. Il remercia son frère. Il remercia à peu près tout le monde à l’exception de César, qu’il ne cita même pas. Il remercia tout particulièrement Pompée (« qui, par sa bravoure, sa gloire et ses exploits, a éclipsé sans contredit les plus grands hommes de tous les peuples et de tous les siècles, ») et Milon (qui « crut que ce serait illustrer son courage, sa grandeur d’âme et son consulat, que de me rendre à moi-même, aux miens, à vous et à la patrie »). Mais il n’évoqua ni la pénurie de blé ni la proposition de sénatus-consulte donnant à Pompée des pouvoirs extraordinaires et, dès qu’il se fut rassis, Afranius et Milon s’empressèrent de se lever pour quitter la Curie.