Une fois les femmes sorties, Cicéron dit à Quintus :
— Pardonne-moi. Je n’aurais pas dû parler ainsi. Je vais aller la voir pour m’excuser. De plus, elle a raison. J’ai semé le trouble dans votre maison. Nous partirons demain matin.
— Non, pas question. Je suis le maître ici, et mon toit sera le tien tant que je vivrai. Les insultes de cette populace ne m’importent pas le moins du monde.
Nous prêtâmes l’oreille à la rue.
— C’est un mètre incroyablement flexible, il faut leur reconnaître ça, commenta Cicéron. Je me demande combien de variantes ils peuvent encore trouver.
— Tu sais qu’on peut toujours prévenir Milon. Les gladiateurs de Pompée nous dégageraient la rue en un rien de temps.
— Et ajouter encore à la dette que j’ai envers eux ? Je ne crois pas, non.
Nous partîmes nous coucher chacun de notre côté, mais je doute qu’aucun de nous dormît beaucoup. Comme Cicéron l’avait prédit, loin de s’arrêter, le lendemain matin la manifestation s’était encore intensifiée en volume sonore et indubitablement en violence, car la foule s’était mise à arracher les pavés de la chaussée pour les lancer contre les murs ou par-dessus le parapet, les faisant alors s’écraser dans l’atrium ou le jardin. Il était clair que la situation devenait alarmante, et, pendant que les femmes et les enfants s’abritaient à l’intérieur, je montai sur le toit avec Cicéron et Quintus pour évaluer le danger. En regardant prudemment par-dessus les tuiles du mur, on pouvait voir jusqu’au Forum. La clique de Clodius l’occupait par la force. Les sénateurs qui cherchaient à accéder à la Curie pour la séance du jour devaient essuyer un torrent d’injures et de slogans accompagné d’un concert d’ustensiles de cuisine :
On veut du pain !
On veut du pain !
On veut du pain !
Soudain, un hurlement retentit juste en bas. Nous descendîmes précipitamment du toit et arrivâmes dans l’atrium au moment où un esclave repêchait une chose noir et blanc semblable à une outre ou un petit sac, qu’on venait de jeter par l’ouverture du toit dans l’impluvium. C’était le corps mutilé de Myia, le chien de la famille. Les deux enfants, en larmes et les mains plaquées sur les oreilles, se tenaient recroquevillés dans un coin de l’atrium ; de grosses pierres martelaient la porte de bois. Terentia se tourna alors vers Cicéron avec une violence que je ne lui connaissais pas :
— Entêté ! Entêté et stupide ! Vas-tu enfin faire quelque chose pour protéger ta famille ? Ou faut-il encore que je me traîne à genoux devant cette racaille pour les supplier de nous épargner ?
Cicéron eut un mouvement de recul devant une telle fureur. Au même instant, de nouveaux sanglots se firent entendre du côté des enfants, et il regarda Tullia tenter de consoler son petit frère et son cousin. Cela parut régler la question. Il se tourna vers Quintus.
— Tu crois qu’on pourrait faire sortir un esclave par une fenêtre de derrière ?
— Certainement.
— En fait, mieux vaudrait en envoyer deux, au cas où le premier n’arriverait pas à passer. Il faut qu’ils aillent jusqu’au cantonnement de Milon, sur le Champ de Mars, pour prévenir les gladiateurs que nous avons besoin d’aide immédiatement.
Les messagers furent envoyés et, en attendant, Cicéron se chargea de distraire les garçons en les serrant contre lui pour leur raconter des histoires sur la bravoure des héros de la République. Après ce qui nous parut un temps très long durant lequel les coups portés contre la porte devenaient de plus en plus enragés, nous entendîmes une nouvelle salve de rugissements en provenance de la rue, aussitôt suivie par des cris. Les gladiateurs de Milon et de Pompée étaient arrivés, et c’est ainsi que Cicéron put sauver sa vie et celle de sa famille. Je crois en effet que les hommes de Clodius, en ne trouvant aucune opposition, n’auraient pas hésité à enfoncer la porte pour nous massacrer tous. Mais en l’occurrence, après un bref combat devant la maison, nos assaillants, qui étaient loin d’être aussi armés et entraînés que les gladiateurs, prirent leurs jambes à leur cou.
Une fois que nous fûmes certains que la rue était dégagée, Cicéron, Quintus et moi-même remontâmes sur le toit et regardâmes la mêlée s’emparer du Forum. Des colonnes de gladiateurs couraient de part et d’autre et commencèrent à frapper les manifestants du plat de leurs épées. Ceux-ci s’éparpillèrent mais sans capituler complètement. Une barricade de tables, de bancs et de volets arrachés aux boutiques voisines fut élevée entre le temple de Castor et celui de Vesta, et cette ligne résista. À un moment, je vis même la silhouette aux cheveux blonds de Clodius en personne diriger les combats, portant une cuirasse par-dessus sa toge et brandissant une longue lance métallique. Je le reconnus avec certitude parce que son épouse, Fulvia — aussi cruelle, acharnée et adepte de la violence que n’importe quel homme — se tenait à ses côtés. Des feux brûlaient ici et là, et la fumée qui s’élevait dans la chaleur estivale ajoutait encore à la confusion. Je dénombrai sept corps, mais n’aurais su dire si ces hommes étaient morts ou simplement blessés.
Cicéron ne put supporter d’assister à pareil spectacle très longtemps. Il quitta le toit en disant à voix basse :
— C’est la fin de la République.
Nous restâmes confinés chez Quintus toute la journée tandis que les échauffourées se poursuivaient sur le Forum et, ce qui me frappe le plus avec le recul, c’est que pendant tous ces événements, les Jeux romains se déroulèrent sans interruption à moins d’un mille de là, comme s’il ne se passait rien d’inhabituel. La violence faisait désormais partie intégrante de la politique. À la nuit tombée, tout était rentré dans l’ordre, quoique Cicéron jugeât plus prudent de ne pas s’aventurer dehors avant le lendemain matin, lorsque, flanqués d’une escorte des gladiateurs de Milon, nous nous rendîmes au Sénat. Le Forum s’était soudain rempli de citoyens partisans de Pompée. Ils prièrent Cicéron de faire en sorte qu’ils aient de nouveau du pain et lui demandèrent de proposer Pompée pour résoudre la crise. Cicéron, qui portait sur lui le projet de loi pour nommer Pompée surintendant des approvisionnements, ne répondit rien.
La Curie était cette fois encore loin d’être pleine. Du fait des troubles, plus de la moitié des sénateurs s’étaient abstenus de venir. À part Cicéron, les seuls anciens consuls sur le premier banc étaient Afranius et M. Valerius Messalla. Le consul en exercice, Metellus Nepos, avait été heurté par une pierre en venant au Forum la veille, et il arborait un pansement. Il fit des émeutes pour le blé la première question à l’ordre du jour, et plusieurs magistrats suggérèrent alors que Cicéron se charge de l’approvisionnement de la ville. Cicéron esquissa un geste de modestie et secoua la tête.
— Marcus Tullius Cicero, demanda à contrecœur Nepos, désires-tu t’exprimer ?
Cicéron hocha la tête et se leva.
— Aucun d’entre nous n’a besoin qu’on lui rappelle, commença-t-il, et moins que tout autre le vaillant Nepos, la violence terrible qui s’est emparée de la ville hier — violence née d’une pénurie de la denrée la plus indispensable à l’homme, à savoir le pain. Certains d’entre nous pensent que la distribution gratuite de blé pour tous les citoyens a été une décision funeste, car la nature humaine veut que la gratitude se mue très vite en besoin et se termine en droit acquis. C’est le stade auquel nous sommes arrivés. Je ne dis pas que nous devrions abroger la loi de Clodius — il est trop tard pour cela : la morale publique est déjà corrompue, ainsi qu’il l’a certainement projeté. Mais nous devons au moins nous assurer que l’approvisionnement de pain soit soutenu, si nous voulons maintenir l’ordre civil. Or, il n’y a dans notre État qu’un seul homme ayant l’autorité et le génie de l’organisation nécessaires pour mener à bien une telle tâche, et cet homme, c’est Pompée le Grand. Je souhaite donc proposer la résolution suivante…