Выбрать главу

Et il lut le projet de loi que j’ai déjà mentionné. Dans la partie de la Curie occupée par les hommes de Pompée, tous se levèrent et poussèrent des acclamations. Les autres restèrent assis, le visage grave, ou chuchotèrent avec emportement car ils redoutaient depuis longtemps la soif de pouvoir de Pompée. Les vivats s’entendirent au-dehors, et furent repris par la foule qui attendait dans le Forum. Lorsqu’on apprit que c’était Cicéron qui avait proposé la loi, on lui cria de venir parler du haut des rostres, et tous les tribuns — à l’exception des deux partisans de Clodius — l’invitèrent officiellement à venir s’exprimer. Quand la requête lui fut présentée au Sénat, Cicéron protesta qu’il n’était pas préparé à un tel honneur. (En réalité, j’avais sur moi un discours qu’il avait déjà écrit à cet effet et que je lui remis juste avant qu’il ne gravisse les marches de la tribune.)

Il fut accueilli par une ovation formidable, et il fallut attendre un certain temps avant qu’il puisse se faire entendre. Cicéron prit la parole dès que les applaudissements se furent tus, et il arrivait au passage où il remerciait le peuple pour son soutien — Si tous mes jours avaient été purs et sereins, je n’aurais pas connu ce bonheur délicieux, ce plaisir presque divin, que vos bienfaits me font goûter dans cette heureuse journée — quand apparut juste derrière la foule Pompée en personne. Il était seul, sans le moindre garde — il n’en avait nullement besoin, puisque les gladiateurs de Milon occupaient tout le Forum — et feignit d’être venu en simple citoyen pour écouter ce que Cicéron avait à dire. Mais bien sûr, le peuple ne voulut pas en entendre parler, et Pompée se laissa pousser jusqu’aux rostres, où il monta pour embrasser Cicéron. J’avais oublié son impressionnante présence physique : le torse majestueux et la prestance virile, la célèbre mèche de cheveux, toujours aussi foncés et épais, relevée au-dessus de son beau et large visage telle une proue de navire.

L’événement exigeait la flatterie, et Cicéron s’y attela.

— À la tête de mes nobles défenseurs était Pompée, le premier des hommes de ce siècle et même de tous les siècles passés et futurs, par la vertu, la sagesse et la gloire. Je dois à sa généreuse amitié les mêmes biens qu’il a donnés à toute la République : la vie, le repos et l’honneur. Romains, je lui dois tout ce qu’il est possible à un homme de devoir à son semblable.

Les applaudissements furent prolongés, et le sourire de Pompée aussi chaleureux et éclatant qu’un rayon de soleil.

Il consentit ensuite à raccompagner Cicéron chez Quintus et à prendre une coupe de vin. Il ne fit aucune allusion à l’exil de Cicéron, ne s’enquit pas de sa santé, ne s’excusa pas d’avoir mis tant d’années à aider Cicéron à se dresser contre Clodius, ce qui avait ouvert la porte à tout le désastre qui s’était ensuivi. Il ne parla que de lui-même et de l’avenir, excité comme un enfant à l’idée de se charger des approvisionnements, et des perspectives de voyages et de patronages que cette situation lui ouvrait.

— Bien entendu, mon cher Cicéron, il faut que tu sois l’un de mes quinze légats, celui que tu voudras. Où désires-tu aller : en Sardaigne ? En Sicile ? En Égypte ? En Afrique ?

— Merci, répondit Cicéron. C’est très généreux de ta part, mais je dois décliner. Ma priorité doit dorénavant aller à ma famille — rentrer en possession de nos biens, réconforter mon épouse et mes enfants, nous venger de nos ennemis et essayer de récupérer notre fortune.

— Tu récupéreras ta fortune bien plus vite dans la gestion du blé que dans n’importe quoi d’autre, je t’assure.

— Néanmoins, je dois rester à Rome.

Le large visage se rembrunit.

— Je suis déçu, je ne peux prétendre le contraire. Je veux que le nom de Cicéron soit associé à ce mandat. Cela lui donnerait du poids. Et toi ? reprit-il en se tournant vers Quintus. Tu pourrais le faire, je suppose ?

Pauvre Quintus ! À peine rentré de deux gouvernements militaires en Asie, la dernière chose dont il avait envie était de repartir à l’étranger pour s’occuper de fermiers, de marchands de blé et d’agents maritimes. Il s’agita, protesta qu’il n’était pas compétent pour la charge et chercha un soutien du côté de Cicéron. Mais celui-ci pouvait difficilement présenter un autre refus à Pompée, aussi choisit-il de se taire.

— Parfait, voici chose faite, décréta Pompée en frappant des mains sur les accoudoirs de son siège pour indiquer que la question était réglée.

Il se leva avec un grognement et je remarquai qu’il s’était empâté. Il allait avoir cinquante ans, comme Cicéron.

— Notre République connaît des temps très difficiles, dit-il en prenant les deux frères par les épaules. Mais nous les surmonterons, comme nous l’avons toujours fait, et je ne doute pas que vous tiendrez tous les deux votre rôle.

Il pressa les deux hommes contre lui et les étreignit un long moment, les maintenant chacun plaqué de part et d’autre de sa vaste poitrine.

IV

Tôt le lendemain matin, j’accompagnai Cicéron sur le Palatin pour inspecter les ruines de sa maison. Le palais dans lequel il avait investi tant de sa fortune et de son prestige avait été entièrement détruit ; les neuf dixièmes de l’immense domaine n’étaient plus que décombres et herbes folles. On discernait à peine la disposition originale des murs à travers l’entrelacs de broussailles. Cicéron ramassa une brique calcinée qui dépassait du sol.

— Tant que cet endroit ne me sera pas rendu, nous serons totalement à leur merci, sans argent, sans dignité, sans indépendance… chaque fois que je mettrai un pied dehors, ce lieu me narguera et me rappellera mon humiliation.

Les bords de la brique s’effritèrent dans ses mains, et la poussière rouge coula entre ses doigts comme du sang séché.

À l’autre extrémité du terrain, la statue d’une jeune femme avait été érigée sur un socle élevé. Des offrandes de fleurs s’amoncelaient à sa base. En consacrant ce site à la déesse de la Liberté, Clodius croyait l’avoir rendu inviolable et empêcher ainsi qu’il soit restitué à Cicéron. La silhouette de marbre était fort avenante dans la lumière matinale, avec ses longues tresses et sa robe diaphane glissant pour dénuder la jeune poitrine. Cicéron la contempla, les mains sur les hanches.

— La Liberté n’est-elle pas toujours dépeinte comme une matrone coiffée d’un bonnet ? s’étonna-t-il enfin.

J’acquiesçai.

— Alors qui, je te le demande, peut bien être cette dévergondée ? Elle n’est pas plus l’incarnation de la déesse que moi !

Jusqu’à présent, il avait été d’humeur sombre, mais à cet instant il se mit à rire et, dès que nous fûmes rentrés chez Quintus, il me chargea de découvrir où Clodius s’était procuré la statue. Le jour même, il adressa une demande au collège pontifical pour qu’on lui rende sa propriété, au motif que le site n’avait pas été convenablement consacré. Une audience fut fixée pour la fin du mois et Clodius fut convoqué pour défendre ses actes.