— Tu penses que nous devrions faire demi-tour ?
La question me prit au dépourvu.
— Je ne sais pas, répondis-je. Je ne l’avais pas envisagé.
— Eh bien, envisage-le maintenant. Dis-moi : pourquoi fuyons-nous Rome ?
— À cause de Clodius et de sa clique.
— Et pourquoi Clodius est-il si puissant ?
— Parce que c’est un tribun et qu’il peut faire passer des lois contre toi.
— Et à qui doit-il d’avoir pu devenir tribun ?
— César, affirmai-je après une hésitation.
— Exactement. César. Tu imagines que le départ de cet homme à cette heure précise est une coïncidence ? Bien sûr que non ! Il a attendu que ses espions lui confirment que je quittais la ville pour ordonner à son armée de lever le camp. Pourquoi ? J’ai toujours pensé qu’il avait soutenu Clodius pour me punir de m’être élevé contre lui. Mais si, en réalité, son objectif n’avait été depuis le début que de me chasser hors de Rome ? Pour quel plan fraudrait-il qu’il soit certain de mon absence avant de pouvoir partir aussi ?
J’aurais dû saisir la logique de ses propos. J’aurais dû l’encourager à faire demi-tour. Mais j’étais trop épuisé pour avoir les idées claires. Et si je suis honnête, il y avait un peu plus que cela. J’avais trop peur de ce que Clodius pourrait nous faire subir s’il nous surprenait en train de rentrer dans la cité.
Aussi me suis-je contenté de dire :
— C’est une bonne question et je ne prétendrai pas avoir la réponse. Mais ne te taxera-t-on pas d’indécision, en te voyant réapparaître aussitôt après avoir fait tes adieux à tout le monde ? Et de toute façon, Clodius a fait brûler ta maison — où voudrais-tu aller ? Qui serait prêt à nous accueillir ? Je crois qu’il serait plus sage de s’en tenir à ton plan initial et de mettre le plus de distance possible entre Rome et toi.
Il appuya la tête contre le flanc de la voiture et ferma les yeux. Dans la pâle lumière grise, je fus frappé par sa mine défaite après cette nuit passée sur la route. Ses cheveux et sa barbe n’avaient pas été taillés depuis des semaines. Il portait une toge teinte en noir. Bien qu’il n’eût que quarante-huit ans, ces signes extérieurs de deuil le vieillissaient considérablement et le faisaient ressembler à un de ces vieillards vénérables qui mendient dans la rue. Au bout d’un moment, il poussa un soupir.
— Je ne sais pas, Tiron, lâcha-t-il. Tu as peut-être raison. Je n’ai pas dormi depuis si longtemps que je n’arrive plus à réfléchir.
C’est ainsi que l’erreur fatale fut commise — plus par indécision qu’à la suite d’une décision —, et que nous poursuivîmes notre route vers le sud durant tout le reste de la journée puis pendant les douze jours qui suivirent, mettant entre le danger et nous ce que nous pensions être une distance de sécurité.
Nous n’avions qu’une escorte des plus restreintes afin de ne pas attirer l’attention, juste le cocher et trois esclaves armés à cheval — un pour ouvrir la marche et deux pour la fermer. Atticus, le plus vieil et plus proche ami de Cicéron, avait fourni la cassette de pièces d’or et d’argent qui était dissimulée sous notre siège pour régler nos frais de voyage. Nous ne séjournions que chez des hommes en qui nous avions pleinement confiance, et jamais plus d’une nuit. Nous évitions les lieux où Cicéron aurait été trop attendu, comme sa villa de Formies par exemple, qui était le premier endroit où ses poursuivants iraient le chercher, et la baie de Naples, que l’exode saisonnier peuplait de Romains en quête de soleil hivernal et de printemps doux. Nous optâmes pour descendre le plus rapidement possible vers la pointe de l’Italie.
Le plan de Cicéron, élaboré en cours de route, était de partir en Sicile et de rester là-bas jusqu’à ce que l’agitation contre lui se fût calmée à Rome.
— La foule finira par se retourner contre Clodius, prédit-il. Telle est la nature immuable des foules. Clodius restera toujours mon ennemi mortel, mais il ne sera pas indéfiniment tribun — nous ne devons jamais l’oublier. Dans neuf mois, son mandat aura expiré et nous pourrons rentrer.
Il ne doutait pas d’être bien reçu par les Siciliens, ne fût-ce qu’en raison du procès qu’il avait gagné contre Verrès, gouverneur tyrannique de l’île — même si cette victoire éclatante, qui avait lancé sa carrière politique, remontait à présent à une douzaine d’années et si Clodius avait officié entre-temps comme magistrat dans cette province. J’expédiai très vite des lettres pour informer de son intention de demander asile et, lorsque nous atteignîmes le port de Rhegium, nous louâmes une petite embarcation à six rames pour nous faire traverser le détroit jusqu’à Messine.
Nous partîmes par une matinée d’hiver froide et lumineuse dominée par des bleus intenses — la mer et le ciel, l’un clair, l’autre foncé, et la ligne qui les séparait aussi nette qu’un coup de couteau. Messine ne se trouvait pas à plus de trois milles et le trajet nous prit moins d’une heure. Nous arrivâmes si près que nous pouvions voir les partisans de Cicéron rassemblés sur les rochers pour l’accueillir. Cependant, mouillé entre nous et l’entrée du port, un bateau de guerre arborait le pavillon vert et rouge du préteur de Sicile, Caius Vergilius. À peine approchâmes-nous du phare que le vaisseau leva l’ancre et s’avança lentement pour nous couper la route. Vergilius, encadré de ses licteurs, se tenait contre la rambarde, et eut un mouvement de recul manifeste en découvrant l’apparence échevelée de Cicéron. Il lui adressa cependant un salut sonore, auquel Cicéron répondit fort aimablement. Ils se côtoyaient au Sénat depuis de nombreuses années.
Vergilius lui demanda ses intentions.
Cicéron lui répondit qu’il entendait naturellement accoster.
— C’est bien ce qu’on m’avait annoncé, répliqua Vergilius. Malheureusement, je ne puis l’autoriser.
— Pourquoi ?
— À cause de la nouvelle loi de Clodius.
— Et quelle pourrait bien être cette nouvelle loi ? Il y en a tant qu’on en perd le compte.
Vergilius fit signe à un de ses employés, qui présenta un document et se pencha par-dessus bord pour me le donner afin que je le remette à Cicéron. Aujourd’hui encore, je me souviens que le document palpitait dans la douce brise comme s’il était une chose vivante : c’était le seul son perceptible dans le silence. Cicéron prit son temps, et, lorsqu’il eut terminé de le lire, me le tendit sans commentaire.
Comme il est notoire que M. T. Cicéron a mis à mort des citoyens romains sans qu’ils eussent été entendus ni jugés, et qu’abusant dans cette vue de l’autorité du Sénat, il a forgé un décret, vous êtes suppliés d’ordonner qu’il ait été interdit de l’eau et du feu sur une distance de quatre cents milles de Rome ; que, sous peine de mort, personne n’ose le recevoir ou lui accorder un asile ; que tous ses biens et propriétés lui soient confisqués ; que sa maison de Rome soit démolie et que sur son emplacement soit élevé un temple à la liberté ; et que ceux qui proposeront son rappel, ou qui parleront, qui donneront leur suffrage, ou qui feront pour cela quelque autre démarche, soient traités comme des ennemis publics, à moins qu’ils n’eussent commencé par rendre la vie à ceux que Cicéron a fait mourir injustement.
Le coup dut être terrible. Mais il trouva le sang-froid nécessaire pour l’écarter d’un revers de main.
— Quand, questionna-t-il, cette absurdité a-t-elle été publiée ?