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Le jour venu, Cicéron admit qu’il se sentait rouillé et mal préparé. Comme sa bibliothèque était encore dans des caisses, il n’avait pas pu consulter toutes les sources du droit dont il avait besoin. Il était aussi, j’en suis certain, inquiet à l’idée d’affronter Clodius en face. C’était une chose de se faire battre par son ennemi dans une bagarre de rue, mais il serait calamiteux de perdre devant lui en combat juridique.

Le siège du collège pontifical était alors l’ancienne Regia, qu’on prétendait être le plus vieil édifice de la ville. Elle avait beau se dresser, comme celle qui la remplacera, à l’endroit où la Via Sacra se divise et pénètre dans le Forum, le bruit de ce lieu très fréquenté était complètement étouffé par l’épaisseur de ses murs hauts dépourvus de fenêtre. La pénombre qui régnait à l’intérieur, éclairée par des bougies, faisait oublier le beau soleil qui brillait dehors. L’air glacé lui-même, sorti, semblait-il, tout droit d’un tombeau, donnait l’impression d’être sacré, confiné là depuis plus de six cents ans.

Quatorze des quinze pontifes se tenaient assis à l’extrémité de la salle bondée. Ils nous attendaient. Le seul absent était leur chef, César. Son siège, plus grand que les autres, restait vide. Il en était que je connaissais bien parmi eux — Spinther ; le consul Marius Lucullus, frère du grand général Lucius, dont on disait qu’il avait récemment perdu la raison et devait rester confiné chez lui, à l’extérieur de Rome ; et deux jeunes aristocrates pleins d’avenir, Q. Scipio Nasica et M. Aemilius Lepidus. C’est alors que je repérai enfin le troisième triumvir, Crassus. Le curieux chapeau de fourrure conique dont devaient se coiffer les pontifes le privait de son signe le plus distinctif : sa calvitie. Son visage rusé demeurait impassible.

Cicéron prit un siège en face d’eux, et je m’assis sur un tabouret en retrait, prêt à lui passer tout document dont il aurait besoin. Un auditoire de citoyens éminents, dont Pompée, se tenait derrière nous. Il n’y avait pas trace de Clodius. Les conversations chuchotées se turent peu à peu. Le silence devint oppressant. Où était le tribun ? Peut-être ne viendrait-il pas. Avec Clodius, on ne pouvait jamais savoir. Il finit cependant par entrer d’un pas chancelant, et à la simple vue de cet homme qui nous avait causé tant d’angoisses, je sentis mon sang se glacer. Cicéron le surnommait autrefois « Petite Reine de Beauté », mais, avec la maturité, le quolibet ne s’appliquait plus vraiment. Ses luxuriantes boucles blondes formaient à présent un casque doré qui épousait son crâne ; ses lèvres rouges et charnues avaient perdu leur moue boudeuse. Il semblait dur, sec, méprisant — un Apollon déchu. Comme souvent avec les ennemis les plus acharnés, il avait commencé par être l’ami de Cicéron. Mais il avait à l’époque bafoué la loi et la morale une fois de trop en se déguisant en femme pour profaner les mystères de la Bonne Déesse. Cicéron avait été contraint de témoigner contre lui et, à partir de ce jour, Clodius avait juré de se venger. Il prit place à moins de trois pas de Cicéron, mais ce dernier garda les yeux rivés droit devant lui et les deux hommes ne se regardèrent pas une seule fois.

Du fait de son grand âge, Publius Albinovanus — qui devait avoir dans les quatre-vingts ans — était le pontife le plus haut placé. Il lut la question à débattre d’une voix chevrotante :

— Le temple de la Liberté, récemment érigé sur la propriété revendiquée par M. Tullius Cicero, a-t-il été consacré conformément aux rites de la religion officielle ou non ?

Puis il invita Clodius à parler en premier. Clodius attendit juste assez longtemps pour montrer le mépris que lui inspirait toute l’opération, puis il se mit lentement debout.

— Je suis atterré, saints pères, et consterné, mais pas surpris, que, ayant effrontément bafoué la Liberté pendant son consulat, Cicéron, l’assassin exilé, cherche à présent à aggraver son crime en s’attaquant à son image, commença-t-il avec ce phrasé à la fois traînant et relâché de patricien.

Il resservit chaque calomnie dont Cicéron avait pu faire l’objet — le meurtre illégal des conjurés de Catilina (« L’approbation du Sénat n’excuse en rien l’exécution sommaire de citoyens romains »), sa vanité (« Si ce temple lui déplaît, c’est principalement par jalousie, parce qu’il se considère comme le seul dieu sur terre qui mérite d’être adulé ») et son incohérence politique (« C’est l’homme dont le retour était censé rétablir l’autorité des sénateurs, et dont le premier acte a été de trahir cette autorité en accordant des pouvoirs dictatoriaux à Pompée »). Ses paroles ne manquèrent pas de faire impression, et elles auraient sans doute porté leurs fruits au Forum. Mais Clodius laissait entièrement de côté la question légale : le temple avait-il été consacré dans les règles ou pas ?

Il parla pendant une heure, puis ce fut au tour de Cicéron, et la portée des paroles de Clodius fut telle que Cicéron dut improviser en expliquant pourquoi il avait soutenu la nomination de Pompée au ravitaillement de la ville. Ce ne fut qu’après s’être défendu de cette calomnie qu’il put aborder la question qui l’amenait : le temple ne pouvait être considéré comme terrain consacré puisque Clodius n’était pas légalement tribun quand il l’avait dédié à la déesse.

— Ton adoption, Clodius, ne visait qu’à te tirer du rang de patricien pour devenir tribun du peuple, et n’a été approuvée par aucun décret de ce collège ; elle s’est faite au mépris de toutes les lois pontificales et doit être regardée comme nulle. Or, si ton adoption n’est pas valide, que devient donc ton tribunat ?

Il s’aventurait en terrain dangereux. Tout le monde savait que c’était César qui avait organisé l’adoption de Clodius pour qu’il devienne plébéien. Je vis Crassus se pencher en avant pour écouter avec attention. Sentant le danger, et se rappelant peut-être sa promesse à César, Cicéron changea de cap :

— Mais cela signifie-t-il que je considère comme nulles toutes les lois de César ? Pas du tout, car elles ne m’intéressent plus en rien, excepté celles qui me sont hostiles.

Il poursuivit en s’en prenant à présent aux méthodes de Clodius, et laissa son éloquence s’envoler — le bras tendu, l’index pointé sur son adversaire alors que les mots jaillissaient de sa bouche en une cascade passionnée :

— Oh, vile âme de boue ! Fléau de l’État et monstre de scélératesse ! Car enfin, quel tort t’a fait mon épouse infortunée, que tu as accablée d’indignités et de tourments ? Ou ma fille dont les pleurs continuels et les vêtements de deuil étaient pour toi un spectacle si doux ? Ou mon fils, cet enfant qui se réveille encore la nuit en pleurs ? Mais qu’ai-je besoin de rappeler tes cruautés envers moi et envers les miens, toi dont la haine opiniâtre avait déclaré une guerre impie, abominable, aux murs mêmes, aux toits, aux colonnes, aux portes de mes maisons ?

Cependant, le coup de grâce devait être la révélation des origines de la statue fournie par Clodius. J’avais fini par retrouver les ouvriers qui l’avaient érigée, et j’avais appris que la sculpture lui avait été offerte par son frère, Appius, qui l’avait rapportée de Tanagre, en Béotie, où elle ornait la tombe d’une célèbre courtisane locale.

La salle tout entière éclata de rire lorsque Cicéron révéla la supercherie :

— Voilà donc sa conception de la Liberté : l’image d’une courtisane, ornement d’un tombeau étranger, enlevée par un voleur et inaugurée par un sacrilège ! Voilà donc la divinité qui me chassera de ma maison ? Je n’en puis être dépossédé sans ignominie pour l’État. Si donc, ministres des dieux, vous regardez mon retour comme un événement agréable aux dieux, au Sénat, au peuple romain, à toute l’Italie, je vous en prie, je vous en conjure, daignez encore aujourd’hui me replacer de vos propres mains dans mes foyers.