Mais Clodius, ce misérable impie, a pénétré dans le temple au mépris de toutes les règles sacrées et m’a traînée à la basilique Porcia, où, devant la populace, il a eu l’impertinence de m’interroger sur mes propres possessions ! Évidemment, j’ai refusé de répondre. Il a alors exigé que je lui remette notre fils comme otage en gage de ma bonne conduite. Pour toute réponse, j’ai désigné la fresque représentant la victoire de Valerius sur les Carthaginois et lui ai rappelé que mes ancêtres avaient participé à cette bataille, et que si ma famille n’avait pas craint Hannibal, ce n’était certainement pas Clodius qui allait nous faire peur.
Ce fut la situation de son fils qui ébranla le plus Cicéron.
— Le premier devoir d’un homme est de protéger ses enfants, et je suis incapable de le remplir.
Marcus et Terentia s’étaient à présent réfugiés chez le frère de Cicéron, tandis que Tullia, sa fille bien-aimée, habitait avec sa belle-famille. Mais même si Tullia, comme sa mère, s’efforçait de traiter ses problèmes à la légère, il n’était pas difficile de lire entre les lignes et de deviner la vérité : elle devait soigner son mari malade, le doux Frugi, dont la santé déjà chancelante semblait s’être brusquement dégradée du fait d’un excès de tension nerveuse. Chère Terentia, écrivit Cicéron à sa femme, lumière de mes yeux, charme de ma vie, dont chacun recherchait l’appui ; toi en butte aujourd’hui à de pareilles indignités ! Le jour, la nuit, tu es devant mes yeux. Bonne santé, bonne santé à vous tous, après qui je soupire tant.
La perspective politique n’était pas meilleure. Clodius et ses partisans continuaient d’occuper le temple de Castor au coin sud du Forum. Ayant fait de cette forteresse leur quartier général, ils pouvaient intimider les assemblées votantes et faire passer ou bloquer les décrets selon leur bon vouloir. Nous eûmes ainsi vent d’une nouvelle loi qui exigeait l’annexion de Chypre et la confiscation des richesses qui s’y trouvaient, « pour le bien du peuple romain » — c’est-à-dire afin de payer la distribution gratuite de blé décrétée par Clodius pour chaque citoyen —, Marcus Porcius Cato se voyant chargé de l’exécution de ce brigandage. Il va sans dire que la loi fut adoptée : qui a-t-on jamais vu refuser de voter un impôt concernant les biens d’autrui, surtout s’il y a moyen d’en tirer bénéfice ? Caton n’y voulut consentir, mais Clodius le menaça de poursuites s’il refusait de se soumettre à la loi. Sachant que pour Caton la Constitution était ce qu’il y avait de plus sacré, il n’eut d’autre choix que de s’exécuter. Il embarqua pour Chypre avec son jeune neveu, Marcus Junius Brutus. Ce départ signifiait pour Cicéron perdre son partisan le plus éloquent à Rome.
Le Sénat était impuissant à contrer les intimidations de Clodius. Pompée le Grand lui-même (le Pharaon, comme le surnommaient en privé Cicéron et Atticus) commençait à craindre le tribun tout-puissant qu’il avait aidé César à créer. On prétendait qu’il passait la majeure partie de son temps à s’occuper de sa jeune épouse, Julia, fille de César, tandis que son image ne cessait de se ternir. Atticus écrivait, pour tenter de remonter le moral de Cicéron, des lettres pleines d’anecdotes, dont une subsiste encore :
Tu te rappelles que lorsque le Pharaon a remis le roi d’Arménie sur son trône, voici quelques années, il a ramené son fils à Rome comme otage pour s’assurer de l’obéissance du père ? Eh bien, peu après ton départ, las de garder le garçon sous son toit, Pompée a décidé de le confier à Lucius Flavius, le nouveau préteur. Naturellement, notre petite Reine de Beauté [surnom que Cicéron donnait à Clodius] ne tarda pas à l’apprendre et s’invita à dîner chez Flavius. Il demanda à voir le prince, puis l’emmena avec lui à la fin du repas, comme une simple serviette de table ! Je t’entends déjà demander : dans quel but ? Parce que Clodius a décidé de mettre le prince sur le trône arménien à la place de son père, et de détourner ainsi au détriment de Pompée tous les revenus en provenance d’Arménie pour son propre compte ! Incroyable… Mais il y a mieux : le prince est donc renvoyé en Arménie par bateau. Une tempête se lève. Le vaisseau revient au port. Pompée ordonne à Flavius de descendre aussitôt à Antium pour récupérer son précieux otage. Mais les sbires de Clodius l’attendent. Il y a une bataille sur la Via Appia. Nombre d’hommes sont tués — et parmi eux le très bon ami de Pompée, Marcus Papirius.
Depuis lors, les choses n’ont cessé d’aller de mal en pis pour le Pharaon. L’autre jour, alors qu’il se trouvait au Forum pour assister au procès d’un de ses partisans (Clodius les attaque de tous les côtés), Clodius a rassemblé une de ses bandes de criminels et s’est mis à entonner : « Quel est l’Imperator aux mœurs déréglées ? Quel est l’homme qui cherche un homme ? Quel est celui qui se gratte la tête avec un doigt ? » À chaque question, Clodius secouait les plis de sa toge — imitant ainsi la manie du Pharaon — pour que la foule, tel un chœur du cirque, réponde à hauts cris : « C’est Pompée ! »
Au Sénat, nul ne lève le petit doigt pour le soutenir car tous sont d’avis que ces outrages sont amplement mérités après la façon dont il t’a abandonné…
Mais si Atticus pensait que de telles nouvelles réconforteraient son ami, il se trompait lourdement. Elles ne faisaient au contraire qu’intensifier son sentiment d’impuissance et d’isolement. Caton parti, Pompée intimidé, le Sénat désarmé, les votants corrompus et les bandes de Clodius contrôlant l’établissement des lois, Cicéron désespérait de jamais obtenir l’abrogation de son bannissement. Il fulminait contre les conditions de vie qui nous étaient imposées. Thessalonique était une ville fort agréable pour un court séjour au printemps, mais, alors que les mois s’écoulaient, l’été s’installa — et cette ville devient en été un enfer d’humidité et de moustiques. Pas un souffle d’air n’agite la végétation desséchée. L’atmosphère est suffocante. Et comme les murs de la cité retiennent la chaleur, les nuits peuvent se révéler plus étouffantes encore que les jours. Je dormais dans la chambre voisine de celle de Cicéron — ou plutôt, j’essayais de dormir. Couché dans mon petit compartiment, j’avais l’impression d’être un cochon en train de rôtir dans un four de briques, et que la sueur qui me coulait dans le dos était ma chair fondue. Souvent, après minuit, j’entendais Cicéron trébucher dans l’obscurité, ouvrir sa porte puis traverser, pieds nus, le sol de mosaïque. Je me faufilais alors à sa suite et l’observais de loin afin de vérifier qu’il allait bien. Il s’asseyait dans le jardin, au bord du bassin asséché et de sa fontaine empoussiérée, et contemplait les étoiles scintillantes, comme s’il cherchait dans leur alignement un indice qui l’aiderait à comprendre pourquoi la bonne fortune l’avait aussi radicalement abandonné.
Le lendemain matin, il m’appelait souvent dans sa chambre.
— Tiron, chuchotait-il en me serrant le bras, il faut que je sorte de ce cloaque. Je suis en train de me perdre !
Mais où aurions-nous pu aller ? Il rêvait d’Athènes, ou peut-être de Rhodes. Mais Plancius ne voulait pas en entendre parler : la menace d’assassinat était, insistait-il, plus grande encore qu’auparavant, maintenant que se propageaient les rumeurs sur la présence de Cicéron dans les parages. Au bout de quelque temps, je commençai à subodorer qu’il n’était pas mécontent d’avoir une personnalité de cette importance sous sa coupe et qu’il lui répugnait de nous laisser partir. Je fis part de mes soupçons à Cicéron, qui me répondit :