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Mais le prix à payer pour s’en être tenu à ses principes avait été l’exil, le dénuement et le désespoir.

— Je me suis désarmé moi-même, me dit-il après que Milon fut allé se coucher, nous laissant seuls pour discuter la proposition de Pompée. Et qu’est-ce que cela m’a rapporté ? Quelle utilité puis-je avoir pour ma famille ou pour mes principes en restant coincé dans ce trou jusqu’à la fin de mes jours ? Oh ! nul doute que je pourrais servir un jour de modèle à enseigner à des étudiants morts d’ennui : l’homme qui a refusé tout compromis avec sa conscience. Peut-être même que, quand je serai bien mort, on me dressera une statue au fond de la tribune. Mais je ne veux pas être un monument. Ce que je sais faire, c’est de la politique, et cela exige que je sois en vie et à Rome.

Il se tut un instant.

— Cependant, une fois encore, la simple idée de devoir m’agenouiller devant César est à peine tolérable. Avoir enduré tout cela pour retourner vers lui en rampant tel un chien qui a compris sa leçon…

Il ne s’était toujours pas décidé lorsqu’il se retira pour la nuit. Le lendemain matin, quand Milon se présenta pour lui demander quelle réponse il devait apporter à Pompée, je n’aurais su deviner quelle option Cicéron avait choisie.

— Tu peux lui dire ceci, annonça-t-il. Ma vie tout entière a été vouée au service de l’État, et si l’État exige de moi que je me réconcilie avec mon ennemi… alors je me réconcilierai.

Milon l’embrassa puis repartit aussitôt vers la côte dans son char guerrier, son gladiateur à ses côtés — une telle paire de brutes aspirant à en découdre qu’on ne pouvait que trembler pour Rome à l’idée du sang qui ne manquerait pas d’être versé.

Il fut entendu que je quitterais Thessalonique pour m’acquitter de ma mission auprès de César à la fin de l’été, dès que la saison de campagnes militaires serait terminée. Il n’aurait servi à rien de partir avant puisque César se trouvait avec ses légions au fin fond de la Gaule et qu’il avait coutume de pratiquer des marches forcées rapides empêchant de le localiser avec certitude.

Cicéron passa des heures et des heures à peaufiner sa lettre. Des années plus tard, après sa mort, l’exemplaire que nous avions conservé fut saisi par les autorités avec l’ensemble de la correspondance échangée entre Cicéron et César, sans doute pour ne pas risquer qu’elle contredise la version officielle qui voulait faire du dictateur un génie, et de tous ses opposants des réactionnaires cupides, ingrats, irréfléchis et imbéciles. J’imagine que ces lettres ont été détruites. Quoi qu’il en soit, je n’en ai plus entendu parler depuis. J’ai cependant conservé mes notes abrégées, qui couvrent la majeure partie des trente-six années durant lesquelles j’ai travaillé pour Cicéron — une masse si considérable de hiéroglyphes incompréhensibles que les agents ignorants qui ont fait main basse sur mes archives les ont très certainement pris pour un charabia inoffensif et n’y ont donc pas touché. C’est pourtant grâce à ces notes que j’ai pu reconstituer les multiples conversations, lettres et discours qui constituent cette biographie de Cicéron — y compris cette supplique humiliante à César, dont il reste donc la substance.

Thessalonique

M. Cicéron à C. César, proconsul, salut

J’espère que ton armée et toi vous portez bien.

De nombreux malentendus se sont malheureusement immiscés entre nous ces dernières années, mais il en est un en particulier que, s’il existe, je voudrais dissiper. Jamais mon admiration pour ton intelligence, ton ingéniosité, ton patriotisme, ton énergie et ton autorité n’a failli. C’est en toute justice que tu t’es élevé aux plus hautes positions de notre République et je ne souhaite que de voir tes efforts couronnés de succès, tant sur le champ de bataille que dans la gestion de l’État, ce dont je ne doute pas.

Te souviens-tu, César, de ce jour, alors que j’étais consul, où nous avons discuté du châtiment de ces cinq traîtres qui fomentaient la destruction de la République, ainsi que mon propre assassinat ? Les esprits étaient échauffés et le climat était à la violence. Chacun se méfiait de son voisin. La suspicion, aussi injuste et incroyable qu’elle pût être, ne t’a pas épargné, et, sans mon intervention, la fleur de ta gloire aurait pu être coupée avant même d’avoir eu une chance de s’épanouir. Tu sais que cela est vrai ; ose jurer le contraire.

La roue du destin a aujourd’hui inversé nos positions, mais à cette différence près : je ne suis plus, comme tu l’étais alors, un jeune homme plein d’avenir. Ma carrière est derrière moi. Si jamais le peuple romain votait la fin de mon exil, je ne briguerais plus le moindre poste. Je ne prendrais la tête d’aucun parti ni d’aucune faction, d’autant moins si cela pouvait porter ombrage à tes intérêts. Je ne m’opposerais à aucune loi qui serait promulguée durant ton consulat. Pendant le peu de temps qui me reste encore à vivre, je me consacrerais uniquement à restaurer la fortune de ma pauvre famille, à défendre mes amis devant les tribunaux et à rendre les services qui seraient en mon pouvoir pour le bien public. De cela, tu peux être assuré.

Je t’envoie cette lettre par l’intermédiaire de mon secrétaire particulier, M. Tiron, dont tu te souviens peut-être et à qui tu peux te fier pour me rapporter toute réponse que tu jugeras utile de me faire.

— Bon, voilà, dit enfin Cicéron lorsqu’il eut terminé. C’est un document honteux, mais dont je ne crois pas que j’aurais trop à rougir s’il devait être lu un jour devant une cour.

Il le recopia soigneusement de sa propre main et y apposa son sceau avant de me le remettre.

— Garde les yeux grands ouverts, Tiron. Observe comment il est et qui est avec lui. J’attends un compte rendu précis. S’il te demande de mes nouvelles, hésite, ne parle qu’à contrecœur, et confie-lui que je suis un homme brisé, tant de corps que d’esprit. Plus il sera certain que je suis fini, plus j’aurai de chances de revenir.

Au moment où cette lettre fut écrite, notre situation était en fait redevenue très précaire. À Rome, le grand consul Lucius Calpurnius Piso — beau-père de César et ennemi de Cicéron — venait d’être nommé gouverneur de Macédoine par un vote public monté par Clodius. Il entrerait en fonction au début de la nouvelle année, et l’on attendait à tout moment l’arrivée dans la province d’une garde avancée de son état-major. Si ces hommes s’emparaient de Cicéron, ils auraient le droit de l’exécuter sur place. Une autre porte commençait à se refermer sur nous. Mon départ ne pouvait être retardé plus longtemps.

Je redoutais l’émotion que nous causerait la séparation et il en allait de même, je le savais, pour Cicéron ; nous nous associâmes donc tacitement pour l’éviter. La veille au soir, après notre dernier dîner ensemble, il prétendit être fatigué et partit se coucher tôt. De mon côté, je lui assurai que je le réveillerais au matin pour lui faire mes adieux. En réalité, je pris la route avant l’aube, alors que la maison était encore plongée dans l’obscurité, sans tapage, comme il l’aurait voulu.

Plancius m’avait organisé une escorte pour me raccompagner de l’autre côté des montagnes, jusqu’à Dyrrachium. De là, je pris un bateau et gagnai l’Italie — pas par la ligne directe allant vers Brindes cette fois, mais par le nord-ouest. Ce fut une traversée bien plus longue qu’à l’aller, et il me fallut près d’une semaine pour atteindre Ancône. Mais c’était malgré tout plus rapide que de voyager par la voie de terre et, au moins, je ne risquais pas de tomber sur des envoyés de Clodius. Je n’avais jusqu’alors jamais parcouru une telle distance seul, et encore moins en bateau. Ma terreur de la mer ne ressemblait en rien à celle qu’éprouvait Cicéron — qui craignait les naufrages et la noyade. Moi, c’étaient plutôt l’immensité désertique de l’horizon le jour, et l’infini lumineux et indifférent de l’univers la nuit qui m’angoissaient. À quarante-six ans, j’avais à l’époque douloureusement conscience du néant vers lequel nous nous précipitons tous, et, installé sur le pont, je pensais souvent à la mort. J’avais été témoin de tant d’événements : mon corps vieillissait, certes, mais c’était mentalement que je me sentais vieux. Je ne me doutais pas que je n’avais toujours pas vécu la moitié de ma vie et que j’étais encore destiné à voir des choses qui rendraient tous les prodiges et les drames auxquels j’avais déjà assisté insipides et insignifiants.