Il s’interrompit afin de laisser aux mots le temps de pénétrer les esprits. Les sénateurs se tournaient vers leurs voisins pour vérifier qu’ils avaient bien entendu. Le temple s’emplit d’un brouhaha étonné auquel se mêlaient quelques notes d’indignation et des exclamations excitées. Avait-il vraiment dit que le garçon avait délivré la République ? Cicéron dut attendre un moment avant de poursuivre.
— Oui, j’aime à le reconnaître et à le déclarer : si un jeune homme n’eût, seul, arrêté les violentes et barbares tentatives de ce forcené, la République eût été totalement anéantie. Ainsi donc, pères conscrits, puisque aujourd’hui, pour la première fois, nous avons pu nous réunir et, grâce à lui, librement émettre nos opinions, nous devons lui déléguer une autorité légale, afin qu’il puisse défendre la chose publique, non plus seulement par sa protection spontanée, mais en vertu de pouvoirs que nous lui aurons confiés.
Il y en eut pour crier « Non ! » et « Vendu ! » du côté des partisans d’Antoine, mais ces cris furent noyés par les acclamations du reste du Sénat. Cicéron désigna la porte.
— Ne voyez-vous pas le Forum rempli par la foule, le peuple romain animé par l’espoir de recouvrer la liberté ? En nous voyant si nombreux après un long intervalle, il se plaît à croire enfin que nous nous sommes assemblés librement.
C’est ainsi que commença ce que l’on connaîtrait plus tard sous le nom de Troisième Philippique. Cicéron remettait en place toute la politique romaine. Il louait Octavien, ou César, comme il l’appela pour la première fois. (« Est-il un jeune homme plus chaste, plus modéré ? Qui soit, pour notre jeunesse, un plus illustre modèle de l’antique austérité de mœurs ? ») Il désignait une stratégie qui pouvait encore permettre de sauver la République. (« Les dieux immortels nous ont suscité deux appuis : César pour Rome, Decimus pour la Gaule. ») Mais le plus important fut peut-être, pour ces cœurs fatigués et rongés d’inquiétude après toutes ces années de passivité, qu’il enflamma le Sénat d’un esprit combatif.
— Aujourd’hui, pour la première fois après un long intervalle, pères conscrits, nous posons le pied sur le terrain de la liberté. Nés pour l’honneur et pour la liberté, conservons l’un et l’autre, et si déjà l’heure fatale est venue pour la République, ce que font de nobles gladiateurs pour succomber avec honneur, faisons-le, nous qui sommes les chefs de toutes les nations, de tout l’univers ; et sachons tomber avec dignité plutôt que de servir avec ignominie.
L’effet produit fut tel qu’à peine Cicéron se fut-il rassis qu’une grande partie du Sénat de leva et se pressa autour de lui pour le féliciter. Il était évident que, pour le moment, il avait remporté tous les suffrages. Une motion fut proposée à sa demande afin qu’à la première séance du Sénat fixée en janvier par les nouveaux consuls, les honneurs soient rendus à Decimus pour sa défense de la Gaule citérieure, et à Octavien pour les soins, le courage, la sagesse dont il faisait preuve au service de la République. La motion l’emporta avec un succès écrasant. Puis, fait rarissime, au lieu d’un magistrat en exercice, les tribuns invitèrent Cicéron à venir au Forum présenter au peuple les décisions du Sénat.
Avant sa rencontre avec Octavien, il nous avait dit que le pouvoir gisait dans la poussière et attendait que quelqu’un veuille bien le ramasser. C’est exactement ce qu’il venait de faire. Il monta aux rostres sous les yeux des sénateurs et se tourna vers les milliers de citoyens rassemblés.
— Cette foule prodigieuse, Romains, cette assemblée, la plus nombreuse que j’aie jamais vue, ajoute à mon ardeur pour défendre la République, à mon espoir de recouvrer la liberté.
« Caius César, ce jeune homme qui a protégé la République et la liberté, qui les protège encore par son zèle et sa sagesse, et les soutient de son patrimoine, a été comblé de louanges par le Sénat !
Une grande vague d’applaudissements s’éleva de la foule.
— Je vous loue, Romains, clama Cicéron en forçant la voix pour se faire entendre, oui, je vous loue d’accueillir avec tant d’enthousiasme le nom de ce jeune homme. Des éloges et des honneurs divins et immortels lui sont dus pour ses divins et immortels services !
« Non, Romains, vous n’avez pas à combattre un ennemi avec lequel des conditions de paix soient possibles. Antoine n’est pas simplement un homme méchant et scélérat, c’est un monstre farouche et cruel. Il ne s’agit pas de savoir à quelle condition nous vivrons, mais si nous vivrons, ou si nous devons périr dans les supplices et dans l’opprobre !
« Quant à moi, tout ce que je pourrai faire pour vous aider à reconquérir votre liberté, je le ferai. Aujourd’hui même, pour la première fois après un long intervalle, nous avons pu, animés par ma voix et mes conseils, nous enflammer à l’espoir de la liberté !
Là-dessus, il recula d’un pas pour signifier que son discours était terminé, la foule rugit et tapa du pied pour marquer son soutien, et c’est ainsi que commença la dernière phase la plus glorieuse de la carrière politique de Cicéron.
Je me servis de mes notes abrégées pour produire une transcription des deux discours, puis, cette fois encore, les scribes travaillèrent en équipe pour en faire des copies. Celles-ci furent soit affichées au Forum soit envoyées à Brutus, Cassius, Decimus et aux autres grandes figures de la cause républicaine. Naturellement, il en fut envoyé à Octavien, qui les lut aussitôt et répondit dans la semaine.
C. César à son ami et mentor M. Cicéron.
Salut !
J’ai beaucoup apprécié tes dernières Philippiques. « Chaste… un illustre modèle… du zèle et de la sagesse… des services divins et immortels », les oreilles me brûlent ! Sérieusement, n’en fais pas trop, car je ne pourrai être qu’une déception ! J’adorerais parler avec toi de l’art de l’éloquence — je sais combien j’aurais à apprendre de toi, sur ce sujet comme de beaucoup d’autres. Et donc, en avant ! Dès que tu m’auras donné l’assurance que mon armée est légale et que j’ai l’autorité nécessaire pour faire la guerre, je lancerai mes légions vers le nord pour attaquer Antoine.
Tous les hommes attendaient à présent avec impatience la prochaine séance du Sénat prévue pour le premier jour du mois de janvier. Cicéron s’énervait de ce que l’on perdait beaucoup de temps.
— En politique, la règle fondamentale est de ne pas s’arrêter.
Il alla voir Hirtius et Pansa et les pressa d’avancer la séance. Ils refusèrent, prétextant qu’ils n’avaient pas l’autorité légale pour le faire. Il pensait cependant avoir leur confiance et qu’ils présenteraient tous les trois un front uni. Mais lorsque arriva la nouvelle année, que les sacrifices eurent été, suivant la tradition, accomplis sur le Capitole, et que le Sénat se fut retiré dans le temple de Jupiter pour débattre de l’état de la nation, Cicéron reçut comme une douche froide. Pansa, qui présidait et prononça le discours d’ouverture, et Hirtius, qui prit la parole aussitôt après, exprimèrent tous les deux l’espoir que, aussi grave que fût la situation, il serait peut-être encore possible de parvenir à une solution pacifique avec Antoine. Ce n’était pas du tout ce que Cicéron voulait entendre.
En tant qu’aîné des consulaires, il s’attendait à parler après Hirtius et s’apprêtait à se lever. Mais Pansa l’ignora en faveur de son beau-père, Quintus Calenus, ancien partisan de Clodius et ami d’Antoine, qui n’avait jamais été élu au consulat mais simplement nommé à cette charge par le dictateur. C’était un grand gaillard râblé, bâti comme un forgeron et piètre orateur, mais il ne mâchait pas ses mots et était écouté avec respect.