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— Cicéron, ce savant distingué, a estimé que cette crise était une guerre entre la République d’un côté, et Marc Antoine de l’autre. C’est inexact, sénateurs. Il s’agit en réalité d’une guerre entre trois camps différents : Antoine, qui a été nommé gouverneur de Gaule citérieure par un vote de cette assemblée et par celui du peuple ; Decimus, qui refuse de céder son commandement ; et un garçon qui a levé une armée privée et cherche à s’emparer de tout ce qu’il peut. Sur les trois, je connais et soutiens personnellement Antoine. Peut-être devrions-nous, en guise de compensation, lui offrir le gouvernement de la Gaule ultérieure à la place ? Mais si cela vous paraît excessif, je propose que nous restions pour le moins neutres.

Lorsqu’il s’assit, Cicéron se leva mais, une fois encore, Pansa l’ignora et appela Lucius Pison, ex-beau-père de César, que Cicéron avait aussi, naturellement, compté au nombre de ses alliés. Cependant, Pison prononça un long discours disant en substance qu’il avait toujours considéré Antoine comme un danger pour la République, et que c’était toujours le cas, mais qu’ayant déjà traversé une guerre civile il n’avait aucun désir d’en vivre une autre et estimait que le Sénat devrait, pour tenter une dernière fois de préserver la paix, envoyer une députation à Antoine lui proposant des conditions.

— Je suggère qu’il se soumette à l’autorité du Sénat et du peuple, qu’il lève le siège de Modène et ramène son armée du côté italien du Rubicon, mais à au moins deux cents milles de Rome. S’il s’exécute, alors il restera une chance d’éviter la guerre. Mais s’il refuse et que la guerre finit par éclater, le monde n’aura plus aucun doute sur qui en portera la responsabilité.

Lorsque Pison eut terminé, Cicéron ne prit même pas la peine de se lever et resta assis, le menton enfoncé dans la poitrine, les yeux rivés au sol. La parole fut ensuite donnée à P. Servilius Vatia Isauricus, censément lui aussi son allié, qui nous gratifia d’un grand nombre de platitudes et dénonça âprement Antoine, mais plus âprement encore Octavien. Il était par son mariage apparenté à Brutus et à Cassius, et souleva une question que beaucoup avaient à l’esprit :

— Depuis son arrivée en Italie, Octavien a tenu les propos les plus virulents et juré de venger son prétendu père en amenant ses assassins devant la justice. C’est une menace contre la sécurité de certains des hommes les plus valeureux de l’État. Ont-ils été consultés au sujet des honneurs que l’on songe à accorder au fils adoptif de César ? Quelle garantie avons-nous que, si nous faisons de ce jeune seigneur ambitieux et immature le « glaive et le bouclier du Sénat », comme le suggère le noble Cicéron, il ne retournera pas son glaive contre nous ?

Ces cinq discours débités après la cérémonie d’intronisation des consuls, prirent toute la journée si courte de janvier, et Cicéron rentra chez lui sans avoir pu donner son discours préparé.

— La Paix ! éructa-t-il.

Il avait toujours par le passé plaidé pour la paix, mais plus maintenant. Il leva un menton pugnace tout en se plaignant amèrement des consuls.

— Quelle bande de médiocres sans caractère. Dire que j’ai passé tant d’heures à leur enseigner l’art de s’exprimer ! Dans quel but ? J’aurais mieux fait de leur apprendre à réfléchir correctement.

Quant à Calenus, Pison et Isauricus, ils étaient « mous ou mal-pensants », partisans d’une « pacification absurde » et se révélaient des « monstruosités politiques »… Au bout d’un moment, je cessai de relever ses insultes. Il se retira dans son bureau pour réécrire son discours et, le lendemain matin, s’embarqua pour un deuxième jour de débats tel un vaisseau de guerre en ordre de bataille.

Dès que la séance fut déclarée ouverte, il se leva et resta debout afin de montrer qu’il entendait bien être appelé et ne tolérerait pas qu’on lui refuse la parole. Derrière lui, ses partisans scandèrent son nom, et Pansa n’eut bientôt d’autre choix que d’indiquer par gestes que Cicéron avait la parole.

— Rien ne m’a jamais paru plus long à venir que ces calendes de janvier, pères conscrits. Ceux qui font la guerre à la République n’ont pas attendu ce jour et nous, dont les conseils étaient si nécessaires au salut commun, nous n’étions pas même appelés au Sénat. Antoine veut-il la paix ? Qu’il dépose les armes, qu’il la demande, qu’il la sollicite par ses prières. Mais lui envoyer des députés après l’avoir honni, il y a treize jours, par votre jugement, ce ne serait pas de la légèreté, ce serait, je le dirai sans détour, de la démence !

Un par un, pareil à une puissante baliste écrasant sa cible sous les projectiles, Cicéron démolit les arguments de ses opposants. Antoine n’avait aucun titre légal pour gouverner la Gaule citérieure. Sa loi fut imposée par une assemblée invalide au milieu d’un orage. C’était un faussaire. C’était un voleur. C’était un traître. Lui accorder la Gaule transalpine reviendrait à lui donner accès à « de l’argent en immense quantité » — c’était une absurdité.

— Et c’est à cet homme, grands dieux ! qu’on veut envoyer des députés ? Il se gardera bien de leur obéir. Je connais sa folle arrogance. Cependant on perdra du temps, les préparatifs de guerre se ralentiront. Si, du premier jour que j’ai rétabli les bases de la République, on n’eut pas perdu un seul jour, nous n’aurions déjà plus de guerre. On étouffe facilement un mal à sa naissance ; le laisser vieillir, c’est le rendre incurable.

« Je pense donc, pères conscrits, qu’on ne doit pas parler de députation. Je dis qu’il faut décréter l’état d’urgence, suspendre le cours de la justice, prendre l’habit de guerre et faire des levées, sans égard aux exemptions, dans Rome et dans toute l’Italie, et déclarer Antoine ennemi public…

Une salve spontanée d’applaudissements et de martèlements de pieds noya le reste de sa phrase, ce qui ne l’empêcha pas de continuer :

— … Une fois ces mesures prises, il comprendra que c’est une guerre contre la République qu’il a entreprise ; il sentira la force et la puissance du Sénat lorsqu’il est uni. Il prétend que les partis sont divisés. Quels partis ? Non, cette guerre n’est pas née de la division des partis, mais de lui seul !

« J’arrive, pères conscrits, à Caius César, sans lequel personne d’entre nous ne serait ici, malgré tout le dédain et la suspicion dont mon ami Isauricus l’accable. Quel dieu nous offrit alors, quel dieu offrit au peuple romain ce divin jeune homme, qui assembla une armée pour s’opposer à la fureur d’Antoine ? Donnons donc le commandement à César ; sans lui, nous ne pourrons ni lever une armée, ni retenir les troupes, ni faire la guerre. Qu’il soit propréteur avec les droits les plus étendus.

« C’est sur ce jeune homme que reposent nos espoirs de liberté. Je connais ses sentiments. Il n’a rien de plus cher que la République ; rien ne lui paraît plus respectable que votre autorité ; plus précieux que l’estime de gens de bien ; plus doux, que la vraie gloire. J’oserai même vous en faire le serment, pères conscrits, à vous et au peuple romain : je promets, j’affirme, je garantis que C. César ne cessera jamais d’être aussi bon citoyen qu’aujourd’hui, et tel que nous souhaitons tous qu’il soit toujours.

Ce discours, et en particulier cette assurance, changea tout. Je crois que l’on peut assurer sans se tromper — et cela est chose assez rare quel que soit le discours — que si Cicéron n’avait pas déclamé sa Cinquième Philippique, l’histoire eût été radicalement différente. Jusque-là, en effet, l’opinion était divisée pratiquement à égalité entre les sénateurs, et les débats penchaient dans le sens d’Antoine. L’intervention de Cicéron inversa la tendance, et les votes affluèrent en faveur de la guerre. En fait, il aurait même pu l’emporter sur tous les points si un tribun nommé Salvius ne s’y était opposé, prolongeant les débats un quatrième jour, et donnant à Fulvia, la femme d’Antoine, l’occasion de paraître à la porte de la chambre et de plaider pour la modération. Elle était accompagnée de son petit garçon — celui-là même qui avait été envoyé comme otage au Capitole — et par la vieille mère d’Antoine, Julia, qui était cousine de César et très respectée pour son attitude d’une grande noblesse. Ils étaient tous trois vêtus de noir et présentaient un spectacle des plus affligeants — trois générations qui s’avançaient entre les rangs des sénateurs, les mains jointes en signe de supplication. Chaque sénateur avait conscience que, s’ils déclaraient Antoine ennemi de la nation, ses biens seraient saisis et sa famille jetée à la rue.