— Épargnez-nous cette humiliation, implorait Fulvia. Nous vous en supplions !
Le vote qui devait faire d’Antoine un ennemi de l’État fut perdu tandis que l’emportait la motion en faveur d’une délégation pour lui faire une dernière proposition de paix. Les autres sénatus-consultes furent tous pour Cicéron : légitimer l’armée d’Octavien et l’incorporer à celle de Decimus sous les couleurs du Sénat ; nommer Octavien sénateur malgré son jeune âge et lui accorder l’imperium de la propréture ; tel un clin d’œil à l’avenir, abaisser de dix ans l’âge requis pour le consulat (même s’il faudrait encore attendre treize ans avant qu’Octavien fût en droit de se présenter) ; acheter la loyauté de Plancius et de Lépide en confirmant le premier dans son titre de consul pour l’année suivante, et en élevant sur les rostres une statue équestre dorée en l’honneur du second ; et enfin lever immédiatement de nouvelles troupes et hâter les préparatifs de guerre dans Rome et dans toute l’Italie.
Cette fois encore, les tribuns prièrent Cicéron, et non les consuls, de faire part aux milliers de personnes rassemblées sur le Forum des décisions du Sénat. Lorsqu’il leur apprit qu’une députation pour la paix serait envoyée à Antoine, les murmures désapprobateurs se firent entendre de tous côtés. Cicéron fit des mains un geste d’apaisement.
— Je le vois, Romains, vous désapprouvez comme moi cette mesure, et vous avez raison. Pour moi, Romains, je vous conseille d’attendre patiemment le retour des députés. Je ferai donc devant vous ce que j’ai fait auparavant devant le Sénat. Je soutiens, je déclare, je prédis que Marc Antoine n’obéira pas aux députés ; qu’il dévastera les campagnes, qu’il assiégera Modène et lèvera des troupes. Et je ne crains pas, quand Antoine apprendra ce que j’ai dit au Sénat et dans cette assemblée, que pour me démentir, et faire voir que je me suis trompé, il change tout à coup d’avis et se soumette à l’autorité du Sénat. Notre cause a perdu l’avantage de la célérité, mais il faut vaincre, Romains. Les autres nations peuvent supporter la servitude, mais la liberté est le partage du peuple romain.
La délégation pour la paix partit du Forum le lendemain. Cicéron s’y rendit de mauvaise grâce pour la saluer. On avait désigné comme députés trois sénateurs consulaires : Lucius Pison, qui était à l’origine de l’idée et aurait donc difficilement pu refuser ; Marcus Philippus, beau-père d’Octavien, dont Cicéron jugea la participation « vile et criminelle » ; et le vieil ami de Cicéron Servius Sulpicius, dont la santé était si mauvaise que Cicéron le supplia de renoncer.
— C’est un voyage de deux cent cinquante milles en plein hiver, avec la neige, les brigands et les loups, et le seul confort d’un camp militaire à l’arrivée. Par pitié, mon cher Servilius, fais-toi excuser en raison de ta maladie et laisse-les trouver quelqu’un d’autre !
— Tu oublies que j’étais du côté de Pompée à Pharsale. J’ai assisté au massacre de la fine fleur de l’État. Je veux servir une dernière fois la République en faisant tout pour empêcher que cela ne se reproduise.
— Tes instincts sont comme toujours d’une grande noblesse, mais tu ne saisis pas bien la réalité. Antoine va te rire au nez. Et le résultat de toute ta souffrance sera de contribuer à prolonger la guerre.
Servius le regarda tristement.
— Qu’est-il arrivé à mon vieil ami qui détestait les armes et aimait tant les livres ? Il me manque. Il me plaisait bien davantage que ce fauteur de guerre qui attise la soif de sang des foules.
Puis il monta avec raideur dans sa litière et entama avec les autres leur long trajet.
Comme l’avait prédit Cicéron, en attendant l’issue de la mission pour la paix, l’ardeur des Romains refroidit et les préparatifs de guerre ralentirent. Bien que l’on organisât des levées dans toute l’Italie dans le but de former quatre nouvelles légions, le sentiment d’urgence s’engourdissait maintenant que la menace ne paraissait plus aussi imminente. En attendant, les seules légions sur lesquelles le Sénat pouvait compter étaient les deux qui s’étaient déclarées pour Octavien — la Martia et la Quatrième. Avec la permission d’Octavien, elles acceptèrent de monter vers le nord et de se porter au secours de Decimus sous le commandement d’un des consuls. Conformément à la loi, on tira au sort pour savoir lequel et, par une plaisanterie cruelle, les dieux désignèrent le malade, Hirtius. En regardant sa silhouette fantomatique revêtue du manteau rouge monter péniblement les marches du Capitole pour s’acquitter du sacrifice rituel d’un taureau blanc à Jupiter, puis partir à cheval au combat, Cicéron se sentit rempli d’appréhension.
Près d’un mois s’écoula avant que le héraut de la ville nous annonce le retour de la délégation. Pansa convoqua le Sénat le jour même pour entendre son rapport. Seuls deux députés pénétrèrent dans le temple — Pison et Philippe. Pison s’avança et annonça d’une voix grave qu’à peine arrivé au campement d’Antoine, le vaillant Servius avait succombé à l’épuisement. Du fait de la distance et de la lenteur du voyage hivernal, il avait fallu procéder à la crémation sur place plutôt que de rapporter son corps.
— Je dois vous dire, pères conscrits, que nous avons découvert qu’Antoine avait encerclé Modène d’un important dispositif de siège et que, pendant tout le temps que nous sommes restés dans son camp, il a continué de bombarder la ville de projectiles. Il nous a refusé de traverser ses lignes pour parler à Decimus. Quant aux termes que vous nous aviez chargés de lui signifier, il les a rejetés et nous a présenté les siens, dit Pison en montrant une lettre qu’il entreprit de lire. Il renoncera à son gouvernement de la Gaule citérieure à la seule condition qu’on lui accorde la Gaule ultérieure pour une durée de cinq ans ainsi que le commandement des légions de Decimus. Il demande le maintien de toutes les lois judiciaires et de tous les décrets portés par lui au nom de César ; l’arrêt de toute enquête sur la disparition du Trésor d’État au temple d’Ops ; l’amnistie pour ses partisans ; et enfin des récompenses et des terres pour ses troupes.
Pison roula le document et le fourra dans sa manche.
— Nous avons fait de notre mieux, sénateurs. Je ne vous cache pas ma déception. Je crains que cette chambre ne doive reconnaître qu’il existe un état de guerre entre Marc Antoine et la République.
Cicéron se leva, mais, cette fois encore, Pansa appela son beau-père, Calenus, à parler en premier.