— Je déplore l’usage du mot « guerre ». Je crois au contraire que nous avons ici, pères conscrits, la base d’une paix honorable. C’était ma suggestion, faite devant ce même Sénat, d’offrir la Gaule transalpine à Antoine, et je suis heureux qu’il l’ait acceptée. Nos principales conditions ont été satisfaites. Decimus reste gouverneur. Le peuple de Modène se voit épargner de plus amples souffrances. Les Romains n’ont pas à prendre les armes contre d’autres Romains. Je vois à la façon dont il secoue la tête que mes propos ne plaisent pas à Cicéron. C’est un homme emporté. Mais plus encore, j’irai jusqu’à dire que c’est un vieillard emporté. Permettez-moi de lui rappeler que ce ne seront pas des hommes de notre âge qui mourront dans cette nouvelle guerre. Ce sera son fils, mon fils et le vôtre — et les vôtres, et les vôtres, et les vôtres ! Je soutiens qu’il faut convenir d’une trêve avec Antoine et régler pacifiquement nos différends comme nous l’ont suggéré nos vaillants collègues Pison, Philippe et le regretté Servius.
Le discours de Calenus fut chaudement applaudi. De toute évidence, Antoine avait encore des partisans au Sénat, dont son légat Cotyle, ou « demi-pinte », qu’il avait envoyé à Rome pour prendre le pouls de la ville. Tandis que Pansa appelait les sénateurs à prendre la parole — et parmi eux l’oncle d’Antoine, Lucius Caesar qui se dit lié par le devoir à défendre son neveu —, Cotyle prit ostensiblement note de leurs déclarations, sans doute pour faire son rapport à son maître. Cela eut un effet curieusement troublant et, à la fin de la journée, une majorité de sénateurs, dont Pansa, votèrent en faveur de retirer le mot « guerre » de la motion et de le remplacer par le mot « tumulte ».
Pansa n’appela pas Cicéron avant le lendemain matin. Mais cette fois encore, cela tourna à l’avantage de Cicéron. Non seulement son discours était ardemment attendu, mais ce délai lui permit d’attaquer tous les arguments de ceux qui s’étaient exprimés avant lui. Il commença par Lucius Julius Caesar :
— Il s’est excusé de ce que les liens du sang l’empêchaient d’émettre un avis plus digne de lui et de la République. Il est l’oncle d’Antoine. Mais vous, qui avez voté comme lui, êtes-vous aussi les oncles d’Antoine ?
Et une fois qu’il eut fait rire son auditoire — qu’il eut en quelque sorte préparé le terrain —, il entreprit de le pulvériser sous un flot d’invectives et de sarcasmes.
— Decimus est attaqué, et ce n’est pas la guerre ? Modène est assiégée, et ce n’est même pas la guerre ? La Gaule est ravagée : peut-il y avoir une paix plus certaine ? Et cela, pères conscrits, ne serait pas une guerre, et la plus grave qui fût jamais ? Nous, nous défendons les temples des dieux immortels, nous défendons nos murs, nos maisons, la demeure du peuple romain, nos pénates, nos autels, nos foyers, les tombeaux de nos ancêtres ; nous défendons nos lois, nos tribunaux, notre liberté, nos femmes, nos enfants ; pour Antoine, son motif pour combattre, c’est de tout renverser, c’est le sac de la République.
« Mais ici, Calenus, citoyen courageux et ferme, mon ami, me rappelle les avantages de la paix. Or, je te le demande, Canelus, donnes-tu à la servitude le nom de paix ? La guerre est engagée ; on se bat avec acharnement. Pour séparer les combattants, nous avons envoyé trois de nos principaux concitoyens. Antoine les méprise, les repousse, les dédaigne. Et tu persistes cependant à te montrer son plus constant défenseur !
« Combien le jour d’hier fut honteux pour nous autres consulaires ! « Convenir d’une trêve avec Antoine ? » Une trêve ? Lorsque sous les yeux mêmes des députés, il faisait battre avec ses machines les murailles de Modène ! Lorsqu’il leur montrait ses ouvrages et ses fortifications ! Le siège n’a pas été suspendu un seul instant, pendant qu’ils étaient là. À lui des députés ? Pour quoi ?
« Je le dis avec douleur plutôt qu’avec reproche. Nous sommes abandonnés, sénateurs, abandonnés par nos chefs. Que n’avons-nous pas accordé à Cotyle, envoyé de Marc Antoine ? Cet homme à qui les portes de la ville auraient dû être fermées, nous l’avons introduit dans ce temple ; nous l’avons admis au Sénat ; hier, ici, il recueillait sur ses tablettes nos opinions et toutes nos paroles. Des citoyens qui ont rempli les charges les plus hautes, oubliant leur dignité, s’empressaient de lui faire la cour. Dieux immortels ! Où sont les maximes et la fermeté de l’ancienne Rome ? Que Cotyle retourne vers son général, mais à condition de ne jamais reparaître dans Rome.
Le Sénat resta abasourdi. On ne leur avait pas fait la leçon de la sorte depuis Caton. Cicéron finit par déposer une nouvelle motion pour demander qu’on laissât à ceux qui se battaient aux côtés d’Antoine jusqu’au Ides de mars pour déposer les armes : après ce terme, tous ceux qui lui resteraient attachés ou qui s’engageraient à ses côtés seraient considérés comme des traîtres. La proposition l’emporta massivement. Il n’y aurait ni trêve, ni paix, ni marché ; Cicéron avait sa guerre.
Un jour ou deux après l’anniversaire de l’assassinat de César — date qui ne suscita d’autre commémoration qu’un dépôt de fleurs sur sa tombe —, Pansa suivit son collègue Hirtius au combat. Le consul partit du Champ de Mars à la tête d’une armée de quatre légions : près de vingt mille hommes recrutés dans toutes les régions d’Italie. Cicéron les regarda défiler devant lui et tout le Sénat rassemblé. D’un point de vue militaire, ces troupes étaient moins impressionnantes que sur le papier. Elles étaient principalement constituées de jeunes recrues sans expérience — fermiers, valets d’écurie, boulangers et blanchisseurs qui arrivaient à peine à marcher au pas. Leur pouvoir était surtout symbolique. La République s’était armée contre l’usurpateur Antoine.
Maintenant que les deux consuls étaient partis, le plus grand magistrat resté en ville était le préteur urbain Marcus Cornutus — un soldat repéré par César pour sa loyauté et sa discrétion. On lui demandait à présent de présider le Sénat bien qu’il n’eût qu’une expérience très réduite en matière de politique. Il se plaça bientôt entièrement sous la coupe de Cicéron, qui donc, à l’âge de soixante-trois ans, devint le véritable souverain de Rome pour la première fois depuis son consulat, vingt ans plus tôt. C’était à Cicéron que tous les gouverneurs des provinces adressaient leurs rapports. C’était lui qui décidait de la date des séances du Sénat. C’était lui qui assignait les missions importantes. C’était chez lui que se pressaient à longueur de journée les solliciteurs.
Il envoya à Octavien un compte rendu amusé de son redux, son grand retour :
Je ne crois pas me vanter quand je dis que rien ne se passe en ce moment dans cette ville sans mon approbation. En fait, c’est même mieux que d’avoir le consulat parce que nul ne sait où commence mon pouvoir et où il finit. Ainsi, plutôt que de courir le risque de m’offenser, tout le monde me consulte sur tout. En fait, en y réfléchissant, c’est même mieux qu’une dictature, dans la mesure où on ne peut rien m’imputer si les choses tournent mal ! C’est bien la preuve qu’on ne devrait jamais prendre les atours de la charge pour le véritable pouvoir — encore un autre conseil avunculaire pour ton avenir radieux, mon garçon, de la part de ton vieil ami et mentor dévoué.
Octavien lui répondit à la fin de mars pour lui annoncer qu’il tenait ses engagements : son armée de près de dix mille hommes levait le camp juste au sud de Bononia[4], près de la Via Aemilia, et s’apprêtait, à rejoindre les armées de Hirtius et de Pansa pour en finir avec le siège de Modène :