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Le débat entre classique et moderne (Hernani, etc.) tronque ou occulte l’importance du classicisme dans notre système de références. C’est bien davantage que le parti pris de la norme contre celui de la permissivité. Dit-on dans les autres pays que tel écrivain fait partie des « classiques » ? J’enrôle dans la catégorie ceux du Grand Siècle et ceux des Lumières, à l’exclusion de Rousseau dont les frissons de l’intériorité sont déjà romantiques. Racine, Corneille, Molière, Boileau, Perrault, Bossuet, La Rochefoucauld, Mme de Lafayette, La Bruyère, Saint-Simon : hyper-classicisme de l’époque Louis XIV. Mais Marivaux, Diderot, Voltaire, Beaumarchais sont aussi nos classiques. On est tenté d’inclure sous l’appellation tout le grand patrimoine littéraire depuis Malherbe jusqu’à Camus. Auquel cas le mot semble perdre de son sens. Il décrit tout de même une filiation du style. Une langue qui sait valser avec un mélange de nervosité, d’ironie et de rigueur. Une pensée qui sait se poser pour explorer le réel. Ou s’enivrer, mais sobrement. Comment dire ? Un refus spontané de l’extravagance et du fatras, adossé sans servilité à la tradition. Ainsi dit-on qu’une femme s’habille « classique » (jupe écossaise plissée, chemisier blanc, simple collier de perles, serre-tête en velours, tons fondus à la Vermeer). Ni érotisme, ni falbalas, rien de gourmé non plus. Simplicité inimitable de ce « chic » de la bourgeoise parisienne, ou versaillaise, provinciale par extension. Le « bon goût » est classique par définition et c’est en référence à ses critères (naturel, rigueur, etc.) que le « mauvais goût » lâche ses provocations.

Le classicisme nous borne et nous protège. Nous adorons la fantaisie et l’insolence, nous sommes assez foncièrement anars, mais incapables des débordements de l’imaginaire des romantiques allemands. Ou des volutes du baroque italien, bohémien ou flamand. Notre (rare) baroque a de la grâce, mais il récuse la surcharge et les trompe-l’œil. Pas de rococo en France, on est passé directement du classicisme au romantisme avec une brève escale au « néo » et un surcroît de majesté à peine fastueuse dans le cas de Saint-Sulpice, ou de Saint-Nicolas-du-Chardonnet. On a évité de peu la surcharge, c’est du classicisme tardif comme Saint-Roch, Saint-Thomas d’Aquin et Notre-Dame des Victoires. Rigueur de Baudelaire, malgré la « modernité » (il a inventé le mot) et la quête du paroxysme. Il y a dans la musicalité de ses vers quelque chose de raréfié, de conquis sur et contre le désordre. Parce que nous sommes bordéliques, nous avons besoin de cette contention, de cette rétention classiques. Sobriété de Rimbaud, quand il s’évade de toute norme. Verlaine reste « classique » dans la formulation de sa mélancolie. Les films de Melville le sont dans l’expression sobre du tragique, ceux de Rohmer dans le doux euphémisme de son ironie. Un reste de classicisme sauve du ridicule le mauvais goût de la Belle Époque, il encadre Nadja, en plein surréalisme, on le retrouve même chez nos penseurs révolutionnaires. Classicisme strict, quasiment pascalien, de La Société du spectacle de Debord et de son Panégyrique.

Clotilde

S’il est vrai qu’elle a convaincu son mari de recevoir le sacrement du baptême, cette patricienne burgonde a accompli l’acte politique inaugural de l’histoire de France. Sa canonisation illustre les liens intimes entre Rome et Paris : chacun maître chez soi et Dieu pour tous. La perspicacité de Clotilde nous a placés dans le giron d’une catholicité romaine qui a formaté l’essentiel de nos valeurs et de nos mœurs. Y compris dans les versions les plus farouches de l’athéisme ou du laïcisme anticlérical.

Clovis

C’est un de nos débuts. Petit-fils de Mérovée, roi des Francs Saliens, vainqueur à Soissons, à Tolbiac, à Vouillé, baptisé à Reims par saint Remi. On ne sait pas trop quelle sorte de chef il était, son existence est plus qu’à demi légendaire. Mais une légende des origines, ça compte. Celle du royaume de France nous relie à une germanité sombre et mystérieuse, un Est profond habite notre inconscient collectif, une forêt primordiale, un lien avec le Rhin, la Meuse, la Moselle et le Danube qui est devenu un gros souci, un fardeau, une plaie — mais enfin c’est la souche de nos premiers rois.

Le mauvais cinoche des successions a débuté dès sa mort, après qu’il eut organisé un concile à Orléans pour mettre à l’équerre l’Église de son royaume. Ce qui prouve qu’il avait compris l’avantage d’être le seul roi chrétien de toute la Gaule en un temps où les autres étaient ariens. La suite mérovingienne fut peu glorieuse : à part Dagobert flanqué de saint Éloi, rien que des rois nuls ou fainéants. Heureusement, il y avait les évêques et les maires du palais.

Colombey

Plantée sur une crête aride autour d’un clocher banal et cernée de forêts sombres, la localité n’a rien de touristique. Une tombe toute nue, toute blanche, dans le cimetière attenant à l’église. Charles de Gaulle, 1890–1970.

Ceinte de hauts murs et agrémentée d’un parc, La Boisserie n’est qu’une baraque bourgeoise dans le style sans grâce de la fin du XIXe siècle. Assis à son bureau, un stylo à la main, le Général rumine une mélancolie sans remède en laissant son regard s’évader vers ces bois qui paraissent sans fin. C’est l’Est de nos origines et de nos malheurs. Clairvaux n’est pas loin, il pense forcément à saint Bernard. Que reste-t-il de l’élan créateur des cisterciens ? Joinville n’est pas loin non plus, il pense peut-être à Saint Louis. Que reste-t-il du rêve des croisés ? Domrémy et Vaucouleurs sont sur la même trajectoire. Que reste-t-il de la candeur salvatrice de Jeanne d’Arc en cette basse époque où le prestige national repose essentiellement sur l’anatomie de Brigitte Bardot dans Et Dieu créa la femme ? Ce qui n’est pas rien, mais pas suffisant. À moins qu’il ne médite sur l’absurde carnage de Verdun, lui qui était alors un officier parmi d’autres. Ou encore sur le destin tronqué de Retz, qui avait tous les dons — politiques, littéraires — et les a dilapidés avant de se consumer en son exil à Saint-Mihiel.

Son épouse tricote à ses côtés. Nous sommes au milieu des années cinquante. C’est un vieil homme qui écrit ses mémoires. Il a gagné la guerre, sauvé l’honneur, évité une guerre civile. Il a quitté le pouvoir et il est douteux qu’on l’y ramène. La France s’empêtre dans ses colonies — Indochine, Algérie — et se guignolise en palinodies parlementaristes. La France n’est pas digne de la France. Elle ne l’a d’ailleurs pas été souvent ; à son aune c’est une vestale sempiternellement souillée par des trouillards, des combinards, des ramenards.

De Gaulle, chacun l’accommode à la sauce de ses fantasmes. Ou de ses présupposés politiques. Il y eut des gaullistes de la première heure (les marins de l’île de Sein, Leclerc, Michelet, Messmer), d’autres de la vingt-cinquième. Des gaullistes momentanés, et des alimentaires aussi. Il y a même des gaullistes posthumes. Cette engeance-là, je m’en méfie, les conversions tardives donnent souvent des sectaires. Il y eut des godillots, des opportunistes, des résignés, des floués qui ont fini par le haïr. Quel Français ne s’est cru, voulu ou affiché gaulliste, fût-ce pour se dédouaner ?