Mon gaullisme remonte à l’enfance (mon père), il se cristallise à Londres (18 juin 40 : Antigone contre Créon) et aboutit à Colombey en passant par le Te Deum à Notre-Dame, sans s’attarder outre mesure à l’Élysée. C’est un parti pris d’insoumission, L’Armée des ombres de Kessel entre les mailles de la France officielle. C’est une légende gothique, un dessin à l’encre noire de Victor Hugo. Une silhouette démesurée et fantomatique, surmontée d’un képi à deux étoiles. Elle s’inscrit dans le ciel de mes figures légendaires, aux côtés de Vercingétorix, de sainte Geneviève, de Roland, de Saint Louis, de Jeanne d’Arc, de Bayard. Dois-je ajouter Richelieu, qui n’était pas un héros, et Bonaparte, qui l’était avec trop de sang ? J’hésite. Le de Gaulle qui a levé en moi tant d’« orages désirés » n’est pas au pouvoir. Ou plus. Soit il fomente l’instauration d’une légitimité d’essence spirituelle (contre les notables), soit il ressasse son désenchantement à Colombey (les notables ont trahi, comme d’habitude, tout est foutu). D’où mon attirance pour ces lieux austères, pour cette bicoque, sa seule propriété : l’esprit qui y souffle rameute tout le merveilleux des vitraux de nos cathédrales. De Gaulle pour moi est un héros romantique, l’invincible vigie de mon patriotisme. Aucun livre français paru après la Libération ne m’a autant marqué que ses Mémoires de guerre dont le phrasé au rythme ternaire rappelle les périodes de Chateaubriand. Tout est dit dès le prologue : la France est une princesse de conte pour enfants, et elle ne se reconnaît que dans la grandeur. Pas la puissance : la grandeur. Il faut croire que cette exigence dépasse les frontières morales du patriotisme français ; sinon pourquoi tant d’Allemands et d’Américains viendraient-ils à Colombey, aussi recueillis devant la tombe que s’ils visitaient un haut lieu de spiritualité ?
Enfant, j’avais de l’amour pour la princesse — et comme de Gaulle régnait, la grandeur était là, je ne pouvais pas en douter. Je me revois à vingt ans, longeant en Solex les murs de l’Élysée, côté Marigny. À ces âges on n’est pas très bien dans ses pompes. C’était peu dire dans mon cas, mais au moins, grâce à lui, j’étais bien dans ma France. Je me revois au printemps 1969, plein de rancœur envers les Français qui le congédiaient. Je me revois, à l’automne de l’année suivante, errant comme un clochard ivre dans les rues d’une ville où je campais alors. « De Gaulle est mort, la France est veuve », venait de dire Pompidou à la télévision. Veuve, la France, et moi, orphelin d’un songe qu’il savait entretenir de sa voix caverneuse. Je crois l’entendre encore quand je reviens à Colombey, et le vent qui la porte effeuille en mon for les pages les plus reluisantes de l’histoire de mon pays.
Tel est mon gaullisme. Inconditionnel dans l’ordre d’une chevalerie imaginaire. Son verbe nous a taillé des costumes trop grands pour l’époque, nous flottons dedans comme des enfants dans des manteaux d’adulte. Ce qu’il a réalisé en tant qu’homme d’État aura été des plus salutaires, au drame algérien près, dont l’épilogue trop tardif a coûté trop cher aux pieds-noirs. Mais l’essentiel n’est pas son action politique entre 1958 et 1969. De Gaulle n’était pas un homme politique. Qu’il ait fondé la Ve République pour escamoter les politiciens, en tout cas pour limiter leurs nuisances, m’importe moins que ce coup de folie, ce coup de génie imposant aux puissants de ce monde l’évidence d’une France idéale. La sienne. La mienne.
À la limite il m’importerait peu qu’il soit revenu au pouvoir, douze ans après l’avoir déserté, si le printemps 1958 n’avait des ressemblances avec le « Vol de l’aigle » de 1815 et les Vingt ans après de Dumas. Les tractions avant noires des notables se pointant en douce à Colombey, de crainte que l’armée ne bazarde les députés et les ministres dans la Seine. Les complots de l’ombre, à Alger, à Paris — ces anonymes qui voulaient de Gaulle sans trop savoir quelle politique il allait mener. Ils désiraient sans oser le croire un retour de leur jouvence avec un fumet d’épopée séditieuse. Vingt ans après, d’Artagnan va chercher les complices de ses tendres années pour une relance de l’aventure. Entre-temps ils ont vieilli, et la politique les divise. Athos est un réac légitimiste, Aramis un factieux, tendance orléaniste : ils sont de mèche avec la Fronde. D’Artagnan est un légaliste blasé plutôt rad-soc et Porthos un opportuniste sans attaches partisanes : ils servent le Mazarin. Donc, la reine Anne. Grâce au ciel, l’amitié vraie se joue des clivages et le serment de la place Royale tourne à l’envers les aiguilles du temps, ils sont jeunes, ils sont quatre, ils vont ferrailler sous la même casaque de la nostalgie.
Douze ans après, des gens de gauche, de droite ou de nulle part se découvrent ou se décrètent gaullistes pour ressusciter le temps magique d’une geste à laquelle ils n’ont pas forcément participé. Il en résulte ce spectacle d’un chef de guerre arrivant à la Chambre des députés, imposant ses conditions et plantant les parlementaires avant qu’ils aient parlementé. Le voilà président du Conseil, titre qui ne colle pas avec le personnage. Au début de l’année suivante, il sera président tout court, ça colle déjà mieux. Ce retour aventureux, c’est un bel avatar de notre romantisme, il m’a permis de grandir sans souci pour la France. Mais les énarques avant la lettre qui ont entouré Mazarin, puis Louis XIV, n’avaient pas la verdeur des Mousquetaires du roi ou des gardes du « grand » Cardinal. Autant dire : des gars de la 2e DB. À partir de l’hiver 1969, je n’ai plus reconnu souvent la « princesse » dans les avatars de la France « officielle » et ses acteurs n’y pouvaient rien, ils ont fait de la soupe politique, bonne ou mauvaise, ils étaient payés pour ça. Il y a dans mon gaullisme le regret d’un âge d’or, un anachronisme gigogne, une pente à négliger ses péripéties pourtant grandioses pour mieux le retrouver dans le ciel de sa légende (voir : Koufra).
Combourg
Le romantisme a peuplé de fantômes les châteaux du Moyen Âge et depuis nous en avons tous un dans les oubliettes de notre imagination. Le mien est sombre, solitaire, ses quatre tours sont cernées de landes et de taillis. Son fantôme marche avec une jambe de bois. Ce château existe pour de vrai, c’est Combourg, en Bretagne, et comme par hasard celui qui m’en a fait rêver avant que j’y aille est l’inventeur du romantisme français. Il y a pas mal d’écrivains dans ma vie, quelques-uns dans mon cœur autour de Mauriac, mais, sans François-René de Chateaubriand, j’aurais été un autre. Sans lui l’âme française serait à la fois moins féminine et plus futile. Le récit de ses vacances d’enfant puis d’adolescent dans ce manoir inaugure notre littérature moderne. Les soirées devant l’âtre avec sa mère et sa sœur Lucile, leur effroi quand s’approche le visage émacié du père, éclairé par sa bougie. Les nuits dans le donjon, le fantôme de l’ancêtre à jambe de bois, précédé d’un chat noir. En racontant son intimité exaltée avec Lucile, autour de l’étang, leurs velléités poétiques, leur tristesse innommable, leur culte de la solitude, Chateaubriand a inventé un personnage nouveau dans l’histoire : l’adolescent. Mes affres de teenager, je les ai retrouvées dans ce passage des Mémoires d’outre-tombe où deux êtres s’adonnent au décryptage de leur intériorité. Il me manquait Lucile et je n’étais pas tenté par le suicide ; à cela près, j’étais la proie de ces mêmes sentiments brumeux et ombreux qui nous paralysent tout en suggérant l’imminence fallacieuse de paradis inaccessibles. Nous avons tous hérité de la mélancolie qui baigne ce livre posthume où les temps se chevauchent, et qui ouvre tant de portes dérobées. Napoléon, l’autre lâcheur de foudre du même orage romantique, nous a inoculé le même venin. Cette mélancolie, nous l’émiettons en nostalgies doucereuses, parce que le tempérament français répugne au fatalisme. Il est là tout de même, le mal de vivre, je le reconnais en rôdant autour de ce manoir où tout s’est joué pour ce vicomte tourmenté. Il a inondé « le veuf, le ténébreux, l’inconsolé » de Nerval, il a submergé Emma Bovary, il continue de noircir nos désarrois et d’embrouiller nos désirs. Si j’ai marché aussi longtemps à côté de mes pompes, de mon époque, de mon prochain, de moi-même, c’est la faute à Chateaubriand.