Si j’ai rêvé comme d’autres d’étreindre l’Histoire avec une plume d’écrivain, c’est dans l’espoir secret de mériter un destin du même ordre. Son voyage en Amérique, ses exils, ses errances, ses nuits romaines, ses trois égéries, son duel avec Napoléon (qu’il admirait), sa fidélité désenchantée à un principe (incarné par des hommes qu’il méprisait). Pour moi Londres est une solution de repli : Chateaubriand, puis de Gaulle ; l’un et l’autre habités par l’idée fixe d’une légitimité d’essence spirituelle. « René », c’était moi à l’âge où tout vacille. Moi parmi la kyrielle des ados qui rêvassent sans suite. Ils voudraient une vie ayant partie liée avec une cause et le lyrisme adéquat, et ils glandent dans une oisiveté bourbeuse. Ils voudraient plus et mieux que le bonheur, et ils sont bêtement malheureux. Les fatuités de Chateaubriand sont ordinaires, ses ambitions mesquines (pairie, ministères, etc.) ; son fol orgueil, c’est celui de la France quand elle se croit la maîtresse à penser du monde. Celui d’Hugo (« Je veux être Chateaubriand, ou rien »). Celui de De Gaulle face à Churchill (« La France, c’est moi »). Cet orgueil proche de la dinguerie, j’y repense en souriant lorsque, ayant quitté Combourg, puis admiré au passage la cathédrale de Dol où il fut pensionnaire, j’aboutis à Saint-Malo. Bien entendu je descends à l’Hôtel France-et-Chateaubriand, qui fut son lieu de naissance, en me récitant le passage des Mémoires où il décrit sa mise au monde. Plus exactement : où il se plaît à l’imaginer (« J’avais aversion pour la vie », etc.). Je vais sur le Grand Bé, ce rocher qu’il avait acheté pour en faire sa tombe, en toute immodestie. Elle me plaît, cette immodestie, plausible en un temps où en France la figure de l’écrivain n’était pas décorative. Je crois voir le cortège funèbre s’ébranler depuis la rue du Bac : huit jours de balade estivale jusqu’à Saint-Malo, des foules recueillies, des femmes faisant toucher le catafalque à leur bébé. Certes l’hommage était détourné par la politique, comme ultérieurement pour les obsèques d’Hugo et de Zola. En l’occurrence le goupillon utilisait un cadavre, huit ans après que Louis-Philippe en avait utilisé un autre, celui de Napoléon, son ennemi intime. Malice de l’Histoire : Chateaubriand s’éteint, la République fait son retour. Deux écrivains majeurs se sont penchés sur son berceau, Tocqueville et Lamartine. Ils étaient plus sincères que Chateaubriand, sûrement plus faciles à vivre, guère plus doués pour la politique, et leur république a duré moins longtemps encore que le retour des Bourbons. Match nul à tous égards : la politique obsède l’écrivain français et toujours, toujours, ça finit par du désenchantement. J’aime beaucoup Tocqueville et Lamartine, ils comptent pour moi mais pas au même titre que cet immense thaumaturge au phrasé somptueux, à la fois princier et gothique. Il y a aussi dans sa façon de lâcher ses mots un côté putain de haut vol, désabusée et lasse. Avec un bric-à-brac de sentimentalité kitsch, de rousseauisme naïf et de catholicisme esthétisé, ce petit gentilhomme a enfanté un royaume de chimères qui sans doute ont à voir avec la celtitude. Qu’il ait voulu traduire Ossian n’est pas le fait d’un hasard, et ses accès de patriotisme breton sonnent juste. De sorte qu’en fréquentant Combourg, l’âme ensorceleuse de la Bretagne me frôle ; je crois sentir en quoi la France a besoin d’elle pour ne pas être infirme et je rends grâces à Charles VIII de lui avoir adjoint ce royaume. Au fond des taillis qui environnent le château, je cherche le roi Arthur ou la fée Mélusine. Je trouve le pâle fantôme de Lucile et je redeviens un ado tristement chateaubrianesque.
Combray
Combray n’est pas loin de Chartres mais ce qu’on y retrouve correspond à une strate profane de la sensibilité française, celle de la bourgeoisie à son zénith. Peut-être fallait-il un écrivain juif pour assembler ses joyaux en un camaïeu aux parfums aussi capiteux. La Recherche de Proust nous enivre, elle nous ensorcelle, avec ses longues phrases qui chaloupent en larmes de diamants comme des vaguelettes sur le sable.
Combray, c’est ce qui reste quand on a oublié Odette, Gilberte, Saint-Loup, Charlus, Bergotte, Bloch et les autres. Officiellement, le bourg s’appelle Illiers. Les élus ont rajouté Combray, c’était le moindre des hommages. J’aime arriver par Dargeau et le val de l’Ozanne, sur une Beauce moins monochrome et moins plate que celle de Péguy. La gare est intacte, avec sur le quai une petite salle d’attente couverte de briques, et l’allée de platanes qui mène au bourg. Voici la place pentue, l’église, ses escaliers, sa rosace gothique au-dessus du portail, sa tour massive, encore qu’élégante, ses boiseries aux panneaux décorés, à la chaire intégrée. Au fond, des vitraux de l’époque de Marcel. Plafond et poutres décorés. C’est l’église où apparaissait à l’enfant ébloui la duchesse de Guermantes. Voici la maison de la tante Léonie, le jardin bien enclos, la grille où Swann sonnait pour annoncer sa visite. Combray…
Je n’ai jamais réussi à identifier sur place les deux « côtés » — Guermantes et Méséglise — alors que, dans mon esprit, les deux promenades se distinguent très bien, chacune correspondant à un chapelet précis d’émotions que l’on recueille grain après grain. En revanche il est facile de retrouver le château de Tansonville. Le temps se retourne comme un gant, j’oublie les lotissements et la bretelle autoroutière qui encerclent Illiers, je suis cet enfant chétif et insomniaque, aux nerfs tendus comme les cordes d’une lyre, qui, devenu écrivain, recompose un univers avec la brocante de la nostalgie. Proust ressuscite en l’inventant une France gigogne : celle de son enfance, perçue à hauteur d’une bourgeoisie moyenne, encore qu’imbue de « castes » comme dans les sociétés africaines ; et cette « doulce France » venue du fond des âges, émergeant des sous-sols de la conscience lorsque la duchesse de Guermantes traverse l’église pour gagner son banc. L’une s’emboîtant dans l’autre par le truchement d’un jeu de miroirs. La bourgeoisie française a soustrait le pouvoir à la noblesse mais, tout au long du XIXe siècle, elle en a mendié les restes esthétiques au faubourg Saint-Germain. Elle a périclité après 14–18 sans avoir eu le temps de se mettre moralement à son compte. D’où la précarité de son âme, et son évanescence. D’où le snobisme. Cette âme, Proust en a dilaté les équivoques, en les inscrivant dans le champ clos d’un patelin beauceron où les parents du narrateur possédaient de vagues racines. Les êtres qu’il peint sont ordinaires — ses parents, sa grand-mère, sa tante, la servante Françoise. Figure énigmatique d’esthète socialement déchu, Swann introduit un mystère que les apparitions de la duchesse élucident. Déjà le mot vient de loin. Guermantes, sonorité mélodieuse qui fait comparaître une France de gentes dames serties dans des châteaux un peu hantés, une France d’avant les « temps ordinaires » de la liturgie catholique, où l’on ressasse d’antiques rituels.