Выбрать главу

Cet aristocratisme poétique, le seul supportable, Proust nous l’offre en effluves de fantasmes, c’est la quintessence de l’âme bourgeoise, son apothéose et son chant du cygne, son ultime enfantement avant la dictature du petit bourgeois universel. Ce que je ressens en humant autour de Tansonville un parfum d’aubépines, les poètes l’avaient suggéré ; Proust l’a effeuillé. Il use des papilles intellectuelles comme d’autant de lanternes magiques : il tresse avec l’ivraie du snobisme des arabesques somptueuses. Il existe en chacun de nous, Français, un château planqué dans un parc où se languit une duchesse — et peu importe que ses titres remontent à Saint Louis, à Napoléon III, ou qu’elle les doive à une initiation chez Madame Claude. Il existe en chacun de nous une pente à lui vouer un amour sans espoir. Cette pente, le Grand Meaulnes l’a dévalée. Il existe en chacun de nous un côté de Guermantes et un côté de Méséglise, entre lesquels oscillent nos désirs comme un pendule détraqué. Lorsque je reviens de Combray, je suis toujours un peu déçu : le mien étant plus beau que le vrai. Je relis au moins Du côté de chez Swann et je m’étonne d’être aussi pléthorique, aussi lourd de regrets indicibles. Pas vraiment indicibles : enfouis ou laissés en jachère. Des souvenirs affleurent, venus de l’enfance, gravitant autour d’un château, une floraison d’émotions subtiles et doucereuses qui crissent dans la région du cœur. Elles ont pris Combray en otage alors que leur source est ailleurs. Petit Français proustien, je n’en finirai pas d’enrubanner la moindre appétence dans la soie d’une série d’images chiffonnées par les siècles des siècles, recousues par la mémoire. Et, comme j’ai du goût pour les pèlerinages, je continuerai de bifurquer sur la route de Châteaudun, au retour de Chartres, pour retrouver à Combray… moi, tout simplement. « Moi » magnifié, dilaté, disjoint, explicité, rameuté par une plume enchantée. C’est à une heure de Paris par l’autoroute, mais c’est à l’autre bout du monde.

Copains (Les)

Entre la virée à Ambert des Copains de Jules Romains et le sentimentalisme bourru de la chanson de Brassens s’inscrit une forme de connivence très différente de celle du camarade de faculté, de chambrée, de boulot. Différente du compagnon, qui implique une action ou une visée communes. On dit « compagnon de route ». Différente aussi de l’ami. Lui, c’est l’ordre de l’affinité élective, il se conjugue généralement au singulier. Les copains sont plusieurs. Des hasards les ont fédérés et ils se retrouvent pour fomenter des dégagements — de préférence au comptoir d’un bistrot ou dans la salle d’une auberge. Le concours de l’ivresse est requis, il maintient les propos séditieux ou épiques dans l’ordre de la galéjade. Avec les copains, on déconne à fonds perdus et on se perd de vue si on change de quartier. Ce n’est pas un compagnonnage de caste ou de cause, on n’attend des copains qu’une fraternité ponctuelle. On a ses copains du rugby, qu’on retrouve à la gare du Nord pour une virée à Twickenham, ses copains du bar du Commerce, ses copains de l’amicale des anciens du lycée. On a ses bandes de copains, et pas question de faire des mélanges, chacune a ses mots de passe, ses lieux de retrouvailles, une tonalité singulière de l’humour. Ainsi jouit-on, en cercles concentriques, d’une profusion de menues complicités, qui n’engagent à rien. On ne peut pas se brouiller avec les copains comme avec un ami qui nous a manqué, un compagnon d’armes qui nous a trahi. On trinque, on remet ça, une intimité s’établit et la messe est dite. Ce mode de sociabilité me paraît sans équivalent dans les autres pays — peut-être parce qu’il est lié au rituel de l’apéro, à la culture de la ripaille et aux attraits de l’anarchisme. Ce que l’on prémédite avec les copains relève toujours plus ou moins de l’offense à l’ordre social, éventuellement au conjugal. Une vacance des autorités. Un lâcher de vannes. Une nuit zigzagante, un week-end où l’on largue les amarres. Avec les copains (le genre féminin est exclu), on pratique dans un ludisme bouffon cette inversion des rôles qui au Moyen Âge juchait le fou sur le trône du roi. Salut les copains, le journal de mon adolescence, enrôlait une classe d’âge autour d’une mode, celle du rock, censée engendrer une désinvolture qui n’aurait pas collé avec le mot ami. Le copain, ça reste à la surface de l’affectivité, comme le montre l’usage récent du mot chez les filles, pour qualifier un lien quelque peu amoureux, mais pas trop. « Les copains d’abord » est une morale de repli et de compensation, une recette pour conjurer la solitude quand l’amante ou l’ami ont posé des lapins.

Coq gaulois (Le)

Au village son chant me tire du sommeil, ça ensoleille l’aube même si le ciel est gris. Un chant ludique, un peu bravache, un peu guerrier, un coup de clairon, une sorte d’injonction à la joie de vivre. Une affirmation de soi d’une ostentation naïve et d’une virilité puérile.

J’aime le ramage du coq, et son plumage, et j’aime ce faraud auquel les Anglais nous ont identifiés, dès le Moyen Âge, croyant dénigrer notre fierté. Crête au vent, bec menaçant et droit sur nos ergots, nous les avons piégés en faisant du coq notre fétiche national. On le voit coulé dans le bronze sur nos monuments aux morts, on le voit en rouge sur fond bleu orner le poitrail de nos internationaux et, quand retentit La Marseillaise, on croit l’entendre brailler son appel au soldat. Les poules en battent de l’aile dans les gradins. J’aime le voir régner au quotidien sur ses minettes caquetantes, joliment emplumé, dans la fange de sa basse-cour ; il y a dans son œil une malice de bellâtre cantonal, comme s’il tenait à ce que l’on sache qu’elles sont toutes pour lui. Les deux Napoléon ont eu tort de lui préférer l’aigle impériale, c’était une injure à notre rusticité : le Français plane aussi rarement qu’il monte sur ses grands chevaux, il préfère se dresser sur ses ergots au ras des pâquerettes. Parader à l’occasion. Batailler jusqu’à ce que mort s’ensuive quand il y a lieu. Et chanter sans préavis son bonheur d’exister en regardant le ciel de France.

Croisades (Les)

Beaucoup de chevaliers se sont croisés en vue de se tailler un fief et nombre d’aigrefins les ont suivis pour rapiner à leur aise. Beaucoup de morts pour rien puisque le royaume chrétien d’Orient n’a pas survécu. La croisade des enfants fut une horreur, le sac de Constantinople un crime contre l’esprit, politiquement désastreux pour l’Église. Convertir par le fer et le feu est toujours une mauvaise idée, qui revient en boomerang à son initiateur.

Mais trêve d’anachronisme ! Quand Pierre l’Ermite prêcha la première croisade, il s’agissait d’une intention noble, en un temps où la foi n’était pas une affaire privée : libérer le tombeau du Christ, protéger la chrétienté d’Orient. Parmi les croisés il y eut des preux irréprochables (dont Saint Louis) et les papistes n’étaient pas les seuls à croire détenir toute la vérité. Ni à vouloir assujettir l’Infidèle, comme en témoigne l’expansion islamique, en Espagne et ailleurs. Quoi qu’il en fût, les croisades — d’inspiration largement française — sont le fruit d’un songe universaliste et messianique qui remonte au moins à Charlemagne et distingue notre chevalerie des Teutoniques, par exemple, encore que le Saint Empire romain germanique se soit bercé d’une illusion comparable. De saint Bernard à de Gaulle, le fil d’un sentiment de devoir sacré vis-à-vis du reste du monde traverse les siècles jusqu’au prophétisme de nos Lumières, de nos révolutionnaires, de nos utopistes. En passant par Jeanne d’Arc et sans oublier la théomonarchie selon Bossuet. La France n’a pas été longtemps impérialiste ; depuis les croisades, elle se cherche partout des missions et si Toussaint-Louverture en Haïti ou Bolivar chez les Latinos combattent l’occupant avec le langage de Danton ou de Robespierre, ça la conforte dans l’idée qu’elle se fait de sa raison d’être. Pour le meilleur ou pour le pire. Quand Michelet ou Hugo la campent en allégorie de la Liberté en marche, ils prêchent sans s’en aviser le même credo que saint Bernard. Quand des médecins français fondent MSF, c’est un credo du même ordre qui les parachute au Biafra. La tentation de l’Orient, à laquelle succombèrent Chateaubriand, Loti et tant d’autres, tisse sur une autre trame, mais avec le même fil, cette pente à quérir le Graal dans le désert, après l’avoir traqué dans les forêts. Il est rare qu’un aventurier français ne soit pas, à l’aube de son destin, l’absolutiste d’une cause. En se sauvant de l’ennui quotidien, il veut aussi sauver le monde. C’est un croisé sans Christ. J’en connais plusieurs, mis à la retraite par déshérence du marxisme-léninisme, qu’on aurait vus à Saint-Jean-d’Acre ou à Césarée, l’épée à la main, s’ils avaient vécu à l’époque des croisades. Elle est révolue, du moins pour les chrétiens de France, et tant mieux. Mais en lisant les récits de cette aventure, qui a duré presque deux siècles, je me dis que j’aurais sans doute pris la route de Jérusalem. Pour voir de près le pays du Christ. Pour voir du pays. Pour me prouver qu’un croisé du royaume de France peut aller vaincre partout, sans peur et sans reproche. Soit j’y aurais laissé ma peau, soit j’en serais revenu déniaisé et, tels les demi-soldes de Napoléon, je me serais consumé en nostalgies. Un Français n’y coupe jamais. Elles sont tout de même plus belles quand on a un peu vadrouillé, et encore plus belles quand on a mis de l’idéal dans la musette.