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Cyrano de Bergerac

Le Cyrano historique est pittoresque : un libertin du demi-siècle de Louis XIII, rimeur, bretteur et buveur, disciple brouillon de Gassendi, vraisemblablement homosexuel, aussi courageux que vénal et suicidaire selon ses historiens. Avec ce matériau romanesque, mais équivoque, un dramaturge de la Belle Époque nous a donné un héros trop merveilleux pour qu’il s’en remette. Le fait est qu’Edmond Rostand a plongé dans la neurasthénie en voyant l’assomption de son Cyrano de Bergerac dans le ciel des mythes nationaux. Phénomène à mettre en parallèle avec la folie de Maurice Leblanc après la création et la popularité d’Arsène Lupin. Dès la première de Cyrano au théâtre de la Porte-Saint-Martin, en 1897, l’engouement fut énorme ; la pièce remettait le panache mousquetaire dans l’escarcelle d’un patriotisme en berne depuis Sedan et ses suites, l’occupation de l’Alsace et de la Lorraine. Cette « comédie héroïque », que les puristes de l’art théâtral trouvent verbeuse, pompeuse et mal fagotée, m’a bouleversé à l’âge où l’on se cherche des maîtres de morale. Elle complète Les Trois Mousquetaires de Dumas : Cyrano a la faconde gasconne de d’Artagnan et la grandeur d’âme désespérée d’Athos. D’ailleurs, d’Artagnan y comparait nommément, au premier acte, pour féliciter Cyrano après la tirade sur son nez et le duel avec le Vicomte (« À la fin de l’envoi, je touche »). J’aime cet imbroglio de mélancolie et de défi bravache dans le cœur d’un amoureux qui ne peut rien espérer. Paroxysme d’orgueil solitaire, dédain des médiocrités courtisanesques (pas de « protecteur », une seule protectrice, son épée), esthétique de la provocation, voilà l’âme française désembourbée de ses passions accessoires, et tendue vers son idéal : la grandeur. Toujours la grandeur, envers et contre tous, celle du Cid de Corneille, du Dom Juan de Molière, du mystique janséniste en butte aux persécutions des « officiels ». Grandeur et arrogance empanachée, dans la pire douleur en l’occurrence car l’héroïsme de Cyrano usurpe une identité pour complaire à Roxane. Quand elle le découvre, il est évidemment trop tard.

Bergerac n’est pas tout à fait en Gascogne et le Cyrano historique n’y avait aucune attache. Il fallait pourtant que le vrai, le nôtre, fût gascon pour accréditer ses insolences. Que le modèle de Rostand ait été cadet dans la compagnie de Casteljaloux est une aubaine pour l’imaginaire ; j’ai toujours plaisir à traverser cette localité quand je remonte d’Auch ou de Bayonne, en repensant à l’épisode du siège d’Arras, à la chanson, à l’arrivée de Roxane. Puis je me souviens de l’agonie, dans le couvent, toujours avec Roxane. L’aveu malgré lui en récitant de mémoire la lettre d’amour. La tirade finale contre les Compromis, les Préjugés, la Lâcheté, la Sottise. Le mot de la fin : « Mon panache » résume le tragique à la mode française. L’Antigone d’Anouilh est au programme dans tous nos lycées et on ne peut que s’en réjouir. Il serait opportun d’y ajouter le Cyrano de Bergerac de Rostand, pour tremper l’âme de nos potaches dans l’acier du plus bel héroïsme.

D

Départementales

Un certain bonheur commence au sortir de l’autoroute ou de la nationale. Les cartes Michelin fourmillent de patelins reliés les uns aux autres par des D, ou des CD, signalés en jaune sur les panneaux. Dans ce labyrinthe enchanté, il est doux de se perdre un peu ; on finira bien assez tôt par retrouver le rouge d’une N, le bleu d’une A. Lesquelles ont leurs charmes aussi. Que les écolos me pardonnent : j’ai emprunté toutes nos autoroutes, je leur dois une pléthore de saisis poétiques, ainsi qu’une certaine perception des diversités paysagères. Nos vieilles nationales bordées de platanes ont d’autres titres à ma gratitude. Mais il faut savoir les quitter.

La départementale est parfois bombée, parfois sans accotements, elle vogue dans la campagne, ondule paresseusement, vire inopinément, traverse un bois qui fait de l’ombre, longe un étang où se restaure un héron cendré, puis un labour en forme de hanche féminine. Des fleurs ont poussé entre les herbes des bas-côtés, on se gave de bucolisme. Aucune voiture ou presque ; parfois un tracteur. On grimpe une côte, on dépasse un lieu-dit qui s’appelle « La Maison rouge », « Les Trois Chênes », « Les Granges brûlées » ou « Les Quatre Routes ». Depuis quelques années, le moindre hameau est dûment précédé d’un panneau et on aimerait connaître l’origine de l’appellation. Sur les murs des granges on voit des réclames d’apéritifs ou d’huiles pour moteur obsolètes, Dubonnet, Azur, Byrrh, Castrol.

De loin en loin se profile un clocher. Il annonce un village et témoigne de son ancrage dans le temps. C’est son âme, même s’il date de la fin du XIXsiècle, époque où on le taillait pointu. Même si, le dimanche, une escouade restreinte de dames hors d’âge et grelottantes renvoie à un prêtre tout aussi décati l’écho marmonné d’un Gloria ou d’un Agnus Dei. Un habitat sans clocher est un hameau, rien d’autre ; tandis qu’un clocher éloigné du bourg, fût-il en déshérence depuis des lustres, reste une vigie.