On traverse la localité. Une fois sur quatre, elle porte le nom d’un saint, local ou national. Passé l’inévitable lotissement, le panneau tricolore de la gendarmerie et le vert criard de Groupama, la place s’ouvre sur une église, un monument aux morts, une mairie-école et un bar-tabac. Éventuellement une poste (bleu et jaune). Cimetière et terrain de foot à la périphérie. Souvent on trouve derrière l’église — romane une fois sur deux — les restes d’un monastère ou d’un château ; le passé affleure, ça rassure. Abomination presque inévitable : une salle polyvalente qui offusque l’harmonie du bourg. Le bâti « moderne » est toujours moche, il faut s’y résigner. Grâce au ciel les maisons autour de la place ne sont pas modernes, elles reflètent la personnalité du « pays », au sens où Braudel entendait ce terme dans son inoubliable Identité de la France. Car aucun des mille pays de notre pays ne ressemble à son voisin. Passez du Vexin au pays de Bray, puis au pays de Caux, vous sentirez la différence, à quelques kilomètres près, sans avoir quitté une Normandie qui n’a pas les mêmes verts en pays d’Auge et en pays d’Ouche. Il y a un Périgord vert, un noir, un blanc, et la nuance est aussi perceptible que si l’on quitte le Barrois pour la Lorraine, la Charente limousine pour celle de Ruffec, le Boischaut pour la Champagne berrichonne, le Boulonnais pour l’Audomarois. Les collines du Sundgau ne ressemblent pas plus au reste de l’Alsace que le Millavois et son Larzac aux plateaux environnant Rodez ou Saint-Affrique. Ou que le massif des Monédières au plateau de Millevaches, pour prendre un exemple en Corrèze. Quittez la Chalosse en traversant l’Adour à Peyrehorade et grimpez vers Labastide-Clairence : tout a changé, les formes et les couleurs, vous êtes en Pays basque et vous comprenez mieux pourquoi les autochtones supportent mal que la préfecture de leur département soit à Pau, chez les Béarnais. On s’instruit des raisons de ces nuances en se munissant du Tableau de la France de Vidal de La Blache. Rien de plus précieux que ce livre, il m’accompagne dans toutes mes balades. C’était l’introduction d’un géographe à l’Histoire de France de Lavisse, la bible des « hussards noirs » de la IIIe République.
Les départementales et leurs affluents vicinaux, c’est l’autre France, la plus voluptueuse. On la croit immobile, pour ne pas dire inanimée. Erreur : elle est lente et secrète mais elle vit sa vie, qui n’a rien de tristounet. On peut difficilement imaginer ses charmes si l’on taille sa route sur le rouge des cartes. Surtout depuis que des rocades contournent la moindre bourgade. Cette France existe pourtant, je la connais, je la courtise en amoureux qui demande à l’objet de ses désirs de toujours le surprendre. Elle me surprend toujours, et pour cause : jamais je ne prends la même route pour rejoindre une destination ; depuis l’âge de mon premier Solex, quérir des décors inédits sur des départementales est ma grande passion.
Foin des idées reçues parisianistes : cette France dite « profonde » somnole certes, et se désole si, faute d’une entreprise ou d’une ville à proximité, les jeunes sont acculés à l’exil. Ils s’en passeraient. Mais le « crétinisme villageois » (formule de Lénine) n’y sévit pas davantage qu’au quartier Latin, ou dans n’importe quel microclimat social.
On quitte la localité en hésitant à la bifurcation qui désormais prend presque immanquablement la forme d’une rotonde. On a le droit de supposer que le maire s’est fait un peu graisser la patte, ces rotondes ont proliféré sans qu’on en perçoive la nécessité. Encore heureux quand l’« artiste » local, ou régional, ne nous inflige pas une « sculpture ». Il faut choisir la route la plus modeste, elle sera la plus enchanteresse. Un manoir sur une crête, une ferme en contrebas, des pieds de vigne, un plan incliné, « un trou de verdure où chante une rivière ». Aucun risque de se perdre : en France le vicinal retrouve sa départementale, laquelle se jette dans sa nationale comme une rivière dans un fleuve, comme un train TER sur une grande ligne. On baguenaude dans une temporalité qui n’est plus mathématique, on vitupère les gens de la DDE (ou du Conseil général) qui ont planté les panneaux à mauvais escient quand ils n’ont pas oublié de le faire ; on ralentit pour ne pas écraser un chevreuil ou un hérisson. On s’attarde au spectacle d’un beau troupeau ou d’un envol de colverts. Au fond, on aimerait se perdre, le ruban bleuté de la nationale nous rapatriera toujours assez tôt.
Ces vers sont de Villon, un de mes poètes préférés. Si j’eusse estudié avec méthode, au lieu de musarder sur les départementales de la carte de France que je dépliais, que je déplie encore avec un désir tout à fait charnel, j’aurais peut-être fait carrière. En courant après le temps. J’ai préféré le laisser couler comme les grains dans le sablier et je ne le regrette pas. Mieux : je persévère car, pour mon bonheur, le réseau routier de la France est le plus dense du monde ; mes désirs de départementales auront toujours de quoi s’enflammer.
Deux-chevaux
Avec son minois de batracien haut sur pattes, sa modestie, son affabilité, la « deux-deuche » aura incarné l’évasion à la bonne franquette en un moment de l’Histoire où la France à nouveau se sentait jeune. Ce n’était pas une vraie voiture ; plutôt une bonne copine. La mienne était d’occasion, peinte en blanc et cabossée de partout. Ce cadeau de mon père aura contribué à prolonger la durée de mes études car, la sachant à ma botte, j’avais des envies de balades, à deux de préférence ou avec des copains.
Elle n’aimait pas les autoroutes et dans les côtes elle émettait des râles de poitrinaire. La disposition du levier pour changer les vitesses rendait le flirt incommode ; l’armature métallique des sièges avant n’arrangeait rien. De toute façon, je ne savais ni embrasser ni caresser si j’étais à gauche de ma copine de virée. Elle posait sa main sur la mienne, c’était déjà bien. Pour les urgences nous avions le recours du siège arrière. Mieux valait tout de même se hasarder dans un chemin en espérant y débusquer une clairière propice. Encore fallait-il que la météo y mît du sien.
Comme je l’ai aimée, ma vieille rossinante ! Vieille par son état civil, plaies ouvertes, mais si jeune de tempérament. Entre le filoutage des bacs et celui d’un vague diplôme, nous ne nous sommes guère quittés ; à la fin, elle connaissait la France sur le bout du cœur. Du mien. À quelques départements près, nous avons écumé le pays de part en part, avec des escales dans les bars, les églises, les stades. Elle m’attendait gentiment et, si j’étais ivre, elle décrétait toute seule la route à prendre. Ou bien s’arrêtait pour me laisser dormir.
Avant elle, il y eut un Solex, puis une Mobylette. Après, des voitures. Elles sont faites pour se déplacer, ou pour frimer. Rien à voir avec mon adorable « deux-deuche », humble et souriante complice d’un besoin d’évasion assez frénétique. « Ciel, amour, liberté ! » Mon rimbaldisme ne trouvait d’autre exutoire que la fuite sur des lacets de bitume, loin des villes, loin des facs — et, si le soleil brillait dans le ciel, j’ouvrais le toit, le vent se mettait dans les voiles, je braillais un tube de l’été. Nous étions libres, elle et moi. Dans mes souvenirs elle reste associée à ces moments de la vie où les routes s’offrent sans péage aux songes d’aventure. J’étais d’Artagnan, nous quittions juste la Gascogne et au bout de la route j’espérais trouver trois amis. En ce temps-là on twistait l’avenir en espérant ne pas chuter trop vite dans l’âge adulte. La « deux-deuche » n’était pas adulte comme ses grandes sœurs de Citroën déjà mariées et installées, la DS et l’ID. Elle n’était pas formatée comme la Coccinelle de mes copains raisonnables. Pas snobinarde comme la MG de mes copains friqués. Elle était sympa et désinvolte, sans le moindre souci de connoter ceci ou cela. En quoi elle ressemblait aux filles qui me plaisaient, à la vie que j’avais envie de mener, à la France que j’avais tendance à rêver.