Pour les parents qui voyagent avec leur progéniture, ces plaques sont une aubaine. L’enfant voit un 64, son père lui raconte l’histoire de Ramuntcho ; pendant ce temps il s’abstient de vomir ou de talocher ses frangines. C’était mon cas, les jours de départ en vacances, entre le 45 et le 19 édénique en passant par le 18, le 23 et le 87. Autrement dit, la nationale 20. Les voitures qui remontaient portaient presque toutes les numéros 75, 77 ou 78, ça augmentait le bonheur de l’évasion. Mais quand la Frégate paternelle doublait un 82, chef-lieu Montauban, mon imagination déployait ses ailes ; je n’étais jamais allé dans le Tarn-et-Garonne, je n’avais pour l’inventer que la sonorité occitane de ce mot — Montauban — et ça me suffisait. Je me promettais juste de m’y rendre quand je serais plus grand. J’y suis allé et je n’ai pas été déçu. Je suis allé débusquer tous les numéros des départements français et, en les voyant défiler, je continue de les désirer. Même le 19.
« Pléiade » (La)
Nocturne hivernal : le vent gémit, la pluie s’acharne. Un feu crépite dans la cheminée. Je choisis un volume de la « Pléiade » dans la bibliothèque, je me munis d’un stylo et d’un carnet de notes, et je me coule avec volupté dans la peau d’un érudit, quel que soit l’auteur. L’objet est d’une élégance sobre : couverture plein cuir, brun ou verdâtre, tranche zébrée d’or, papier bible si fin qu’il faut humecter l’index pour tourner les pages. Aucun risque de tomber sur un texte médiocre ou hors de saison, il n’y a que des « classiques » dans la « Pléiade ». Les « modernes » passent, les « classiques » restent : armé de ce credo irrécusable, je suis sûr de ne pas me gâter l’esprit — et, comme j’ai toujours acheté des « Pléiade », neufs ou d’occasion, j’en possède suffisamment pour imaginer qu’un jour, les ayant tous lus, et relus, et annotés, je deviendrai une sorte de Leibniz ou de Pic de la Mirandole. Rien ne me procure davantage l’illusion d’un savoir universel. À cause des notes. Il faut des années pour établir une édition de la « Pléiade » avec son appareil critique et ses préfaces ; ceux qui s’y vouent sont toujours des universitaires de haut vol. Ces notes forment un livre à l’intérieur du livre, elles élucident la biographie de l’auteur, son sujet, les circonstances et les affres de sa création, les versions initiales, les lieux évoqués. La géographie précise des romans de Mauriac — rues de Bordeaux, charmilles et cyprès de Malagar, parc de Saint-Symphorien, église d’Argelouse, gare de Langon, Sore, Mano —, je l’ai parcourue grâce aux notes de la « Pléiade », en utilisant les signets verts pour ne pas m’y perdre. Deux signets par volume.
Antoine Gallimard m’a raconté un jour l’histoire de la « Pléiade ». Il en parlait comme d’un tableau de famille et c’est effectivement une histoire de famille, bien que la collection ait été conçue (en 1931) par un certain Jacques Schiffrin chez un autre éditeur. Dès 1933 elle a été récupérée par Gaston Gallimard, le fondateur de la maison d’édition, grand-père d’Antoine. Elle compte près de cinq cents titres ; de quoi occuper mes soirées au coin du feu jusqu’au terme de mes jours. Ce qui me rend moins désagréable la perspective de devenir un vieil homme : je vivrai en « Pléiade » comme un prêtre vit en religion. Un seul vivant dans l’illustre cohorte des auteurs : Gracq. Presque tous les écrivains français du patrimoine, en tout cas ceux qui m’importent. Des albums à l’iconographie sophistiquée, dont celui de Rimbaud que j’ai dû effeuiller cent fois. Deux volumes de Simenon qui m’ont comblé d’aise car pendant trop longtemps le plus grand romancier de langue française du XXe siècle a été pris de haut par les lettrés. Deux volumes d’Anouilh dont la parution m’a touché parce que j’avais cosigné le contrat en qualité d’éditeur.
C’est le fleuron, ou le blason, de la maison Gallimard, son orgueil, son titre à la reconnaissance publique dans le pays qui reste le plus littéraire du monde. Ouvrir un « Pléiade » et larguer les amarres avec le monde extérieur est pour moi une volupté du même ordre que de lamper à gorgées lentes un alcool rare, de caresser le velours d’une épaule féminine censément inaccessible, d’aborder un paysage lointain dont on a beaucoup rêvé. D’aucuns souhaitent publier chez Gallimard pour filouter un prix littéraire. Ou parce que la « Blanche » accrédite un écrivain sur la rive gauche de la Seine. Moi, c’était pour la fierté — illégitime — de côtoyer rue Sébastien-Bottin les auteurs de la « Pléiade ».
Le mot lui-même est enchanteur avec sa double allusion à l’hellénisme et au conclave de poètes de la Renaissance, mes chers Ronsard, du Bellay, Marot et les quatre autres que j’ai moins fréquentés. L’idée qu’ils aient formé un club pour soutenir la cause me plaît beaucoup et, si j’ai aimé Les Pléiades de Gobineau, c’est peut-être aussi à cause du mot, il a gardé pour moi une aura, je frémis de désir quand je vois dans la vitrine d’une librairie le coffret cartonné blanc d’un nouveau « Pléiade ».
Poètes
Chaque peuple a les siens, qui donnent à son âme sa tonalité, son tremblement, sa façon de ressasser ses chagrins et de désirer la lune. Les nôtres, depuis Rutebeuf et Charles d’Orléans, ont un côté cancre céleste, une désinvolture, un ludisme, de la tendresse dans le bucolisme, la sensualité, l’expression du désarroi ; il y a toujours un sourire entre les mailles du tragique et presque tous ceux qui comptent ont enfanté un mythe dans lequel se reconnaît un versant de notre sensibilité.
Villon : tendre voyou (« Si j’eusse estudié, du temps de ma jeunesse folle… »).
Ronsard, du Bellay : le bonheur — ou son souvenir — glané sur des lèvres, ou des fleurs d’aubépines, par un cœur printanier.
La Fontaine : le naturel du Grand Siècle, une musicalité indolente et fluide (« L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours… »). Le don à l’état semi sauvage ; une plume, un encrier, et la fontaine des mots ruisselle comme de source.
Viau : libertin gracieux, un peu canaille sur les bords (« Beauté, mon beau souci… »).
Corneille : le bel orgueil d’Athos.
Racine : les grandes orgues.
Chénier : le chant du cygne.
Hugo : les vastes polyphonies. L’embrouilleur génial des cartes du lyrisme, l’accoucheur non moins génial d’une mythologie qui a mis le peuple français en larmes derrière son cercueil. « Le plus grand poète, hélas », disait Gide. Hélas est de trop.