Lamartine : l’élégiaque désolé. J’ai souvent fait du Lamartine pour attendrir des minettes.
Vigny : la politesse roide du désespoir.
Baudelaire : l’esthétique du paroxysme. Toutes les postures, toutes les équivoques autour du « maudit », du « spleen », de la « modernité » lui sont redevables. Quel ado un peu fiévreux n’est baudelairien ?
Verlaine : le clochard céleste. Autre tentation de l’ado, si son immaturité se prolonge et tourne à la pathologie zonarde ; un verre à la main, un joint dans l’autre main. Tristesse garantie au réveil.
Rimbaud : le météore en haillons, dont la mystique frôle Dieu et nargue le néant. Soudain le sale gosse file aux Afriques, et l’âme française est orpheline.
Symbolistes et parnassiens : de la belle joaillerie.
Mallarmé : le culte de l’absolu. Une illusion héroïque à son heure (capturer le monde dans les rets du langage) dont la postérité s’est révélée désastreuse, car l’illusion a perduré, sans l’héroïsme et sans les fulgurances (« le Vierge, le Vivace et le bel Aujourd’hui… »). Mais la tentation du mallarméisme n’est pas anodine.
Valéry : même illusion, sur un registre plus classique. La poésie comme religion ultime, à l’extrême bord du nihilisme.
Après, on a brodé sur ces trames. Cendrars, Apollinaire, Supervielle, Ponge, Cadou : autant de pistes où les poètes français se sont enfouis, ou égarés — et sur lesquelles on érudise encore dans les thébaïdes du monde entier. Aucun autre pays n’a concédé une telle importance à ses poètes, soit pour magnifier un Prince, soit pour enjoliver un décorum, soit pour renouer avec l’absolu au crépuscule du christianisme, soit pour hisser les mots à l’altitude de la métaphysique, soit pour ébaucher un modèle alternatif au chevalier, au gentilhomme, au savant, au bourgeois. Mon amour de la France a été modulé par les vers de ses poètes. Plus que modulé : mis en scène, illustré. Et selon les âges et les humeurs je me suis senti leur frère d’infortune, ou de bonne fortune. « Poète, prends ton luth… » Voilà ma musique française, et ma peinture aussi, et en somme l’architecture (en ruine) de mon regard sur le monde : au fil de leurs plumes enchantées.
Porte Dorée (La)
Enfant, j’ai voyagé plus loin qu’Ulysse en contemplant la façade du bâtiment Arts déco érigé à la porte Dorée pour l’exposition coloniale de 1931. C’est un bas-relief sculpté à la gloire de feu l’empire français. Je n’y voyais que les atours d’un exotisme fabuleux : des palmes géantes, des éléphants, des goélettes, des fauves, un avion, des serpents, des dromadaires. Deux lions de ciment contrôlaient l’entrée. Sur l’autre trottoir de l’avenue Daumesnil, un monument commémorait l’équipée de la colonne Marchand. Les noms de lieux ouvraient les portes du rêve : Bangasso, Oubangui-Chari, Tamboura, Bahr el Ghazal, Fachoda. Il était question du Congo, du Nil, de Fachoda et de « tirailleurs sénégalais ». Au sous-sol du bâtiment, des crocodiles apparemment hors d’âge somnolaient dans leur bassin, des poissons multicolores tournaient en rond dans leurs aquariums. D’ou venaient-t-ils ? À quoi pensaient-t-ils ? Qui étaient ces personnages dont la liste figure sur un mur latéral, avec une date ? Sans doute des héros car il y avait Godefroi de Bouillon et Saint Louis. Je croyais comprendre qu’ils avaient pris le large pour implanter la France dans des confins suggérés en outre par les fresques du forum et des deux pavillons dévolus respectivement à Paul Reynaud, ministre des colonies, et au maréchal Lyautey, commissaire général de l’exposition. Mon émerveillement n’avait pas de cesse car on m’emmenait ensuite au zoo de Vincennes, en lisière du bois, sur la même avenue. J’ai su plus tard qu’il avait été aménagé plus loin et à titre provisoire, pour illustrer notre présence sur les cinq continents. Son grand rocher de ciment s’apercevait du balcon de l’immeuble ou nous habitions. J’en connaissais la géographie par cœur : d’abord les zèbres puis les singes et les flamants roses ; puis la fauverie dont les pensionnaires semblaient prostrés dans l’attente d’un déluge. Les éléphants étaient au fond, ainsi que les loups derrière leurs grillages, les aigles reclus à l’interieur d’une serre. Leur pénitence avait à voir avec la mienne à l’école. Souvent, la nuit, j’ouvrais dans mes rêves les portes de leurs geôles et ensemble nous allions là-bas, chez eux en quelque sorte, dans ces « colonies » où seul s’étaient hasardés les explorateurs, les missionnaires et Bob Morane.
Avec ces restes de l’exposition inaugurée par Gaston Doumergue, j’ai trompé ma fringale d’évasion en scénarisant un rousseauisme naïf. Le bonheur était dans ces jungles où l’homme vivait nu comme Tarzan, au plus près de l’état de nature, autant dire sans servitudes scolaires et autres. On prend ses paradis où on les trouve. Une imagerie sommaire de l’empire berçait mes songeries ; le mot « colonies » dessinait l’espace indéfini d’une manière de rédemption pèlerine. Sur les cartes de géo accrochées dans les salles de classe, autant qu’il m’en souvienne, l’AOF était en rose pâle, l’AEF en rose plus soutenu. Dans quelles Afriques irais-je un jour pour voir à domicile les personnages du bas-relief et des fresques ? Existaient aussi, Dieu savait où, une Louisiane, Chandernagor, Mahé, Pondichéry (mots soyeux, presque vénéneux), un Canada couvert de neige, des îles où poussent les ananas, un Atlas peuplé de lions. Guyane, Madagascar, Antilles, Djibouti : autant de mots qui berçaient indifféremment un songe de rédemption, loin des villes. Je confondais dans un ailleurs imprécis les possessions larguées par Louis XV ou Napoléon, les protectorats, les départements d’outre-mer, les terres d’un empire dont les adultes disaient qu’il allait sur sa fin. L’exotisme colonial avait sa bimbeloterie dans la famille : les sagaies, les boucliers de bambous, les cornes de buffle, la pipe à opium d’un grand-oncle inconsolable de sa période indochinoise. Il avait vécu au Tonkin, aimé d’amour une Vietnamienne qui était morte auprès de lui, à Paris, avant la guerre. Des cartes postales jaunies, timbrées de là-bas, attestaient une France de pagodes et de rizières où l’on accédait au terme de longs voyages en paquebot depuis Marseille. Un regret vague m’a chaviré le cœur lorsque je sus qu’on l’avait perdue. Le « mal jaune » des anciens d’Indochine, je l’ai éprouvé sur le mode mineur, avant de le comprendre. Il soutirait des mélancolies noires à mon ami le commandant Jean Pouget, capturé à Diên Biên Phu, morne cuvette. Les virus ont quelquefois la vie longue : une tristesse m’a accompagné dans ce quartier de Hanoi dont les bâtiments d’un ocre crépusculaire ressuscitent l’Indochine très IIIe République, très Belle Époque aussi du gouvernorat de Paul Doumer. Sans doute à cause de ce grand-oncle, de son égérie et des cartes postales. Mais partout où subsistent des lambeaux d’architecture française — Cap-Haïtien, N’Djamena, Québec, Saint-Louis-du Sénégal, São Luis, etc. — la même tristesse pathétique sur les bords m’incite à croire qu’ici ou là l’enlisement de la francité aurait pu être évité. Ou tout du moins prendre un autre cours.
Nul fantasme impérial. Au contraire, je reste captif d’une enfance qui idéalisait jusqu’à la fascination l’indigène avec qui la France avait noué des liens. Lui, il vivait « pour de vrai » tandis que je me morfondais dans une parenthèse grise comme le bitume. Mon village de Corrèze, où je revenais aux grandes vacances, figurait l’avant-poste d’un royaume ou tôt ou tard j’irais me ressourcer. Des déserts, des savanes, des forêts inviolées, des rivages à la Bernardin de Saint-Pierre : voilà en substance les extérieurs de mon imagerie de la France hors son Hexagone. Songe hérité sans que je ne le susse d’un cliché des Lumières (Bougainville, etc.), colorié ultérieurement en lisant tantôt Loti (