Le Roman d’un spahi), tantôt Monfreid avec en arrière-plan la fuite de Rimbaud, tantôt le récit du périple de Caillié à Tombouctou, tantôt les lettres du père de Foucauld. Plus tard Gide, Simenon, Leiris, Girardet, Balandier, les explorateurs, les historiens, les ethnologues. Ils m’ont déniaisé sans effacer pour autant ce méli-mélo embrumé d’aspiration à l’universalisme de la France et de fringale d’altérité. J’ai compris pourquoi le « rire Banania » du réputé « bon sauvage » indisposait tant Senghor. Aurait-il compris pourquoi j’ai fabulé, à l’âge de dix ans, devant le bas-relief de la porte Dorée ? Et pourquoi, quand j’y reviens, une émotion m’assiège — un regret qui n’est pas celui de l’empire, qui cependant s’y rattache, histoire oblige ? Après tout c’est dans la langue de Racine que cet académicien français m’a initié en vers à la noblesse de l’âme sérère. Peut-être la Normandie, où il a vécu jusqu’à sa mort après avoir été le premier président du Sénégal, incarnait-elle pour lui ce dépaysement radical qui m’enchante quand je vais dans son pays. L’exposition coloniale du mois de mai 1931 aura été l’apothéose et le chant du cygne d’une aventure que les natifs de mes fantasmagories puériles ont souvent payé cher. Les républicains qui l’ont conçu avaient bonne conscience, ils voulaient éteindre les feux de la brousse pour que resplendissent les Lumières — avec une majuscule — de la Raison et du Progrès — toujours des majuscules. C’était une ambition déraisonnable. Les chantres de la « négritude » m’ont d’autant plus facilement converti à la récusation du colonialisme qu’en chérissant une France des lointains à tous égards imaginaire, je désirais l’altérité, pas l’occidentalisation. À la rigueur un métissage des âmes dont la figure héroïque d’Alioune Diop, le fondateur de Présence africaine, pourrait être le symbole. Racines sénégalaises, culture musulmane, fierté d’Africain noir, foi catholique, amour de nos écrivains, de nos penseurs, de nos poètes. Bien avant d’être en âge de le formuler, ce type d’alliage — ou de mirage — m’a incité à chercher loin de mon clocher le secret de cet universalisme qui obsède la France, pour le meilleur et pour le pire, au moins depuis les croisades, peut-être depuis Charlemagne. Les administrateurs de la France d’outre-mer formés à l’école de la rue Michelet avaient beau être francs-maçons et anticléricaux, ce qu’ils tâchaient de mettre en œuvre reflétait la vieille aspiration à l’unité couvée par le catholicisme romain. D’où leurs complicités faussement paradoxales avec les missionnaires. Les uns et les autres ont rivalisé d’ardeur à la tâche. Les missionnaires ont christianisé à la diable, les instituteurs ont alphabétisé une mince élite. Leur altruisme ne pouvait rien changer à l’issue d’une politique coloniale que d’ailleurs le peuple français n’a jamais désirée. L’impérialisme de Napoléon était grandiose, mais d’une précarité telle que nos ancêtres n’en ont pas cru leurs yeux de terriens. Ils ont brocardé Ferry « le Tonkinois » et l’ont éconduit. Depuis Richelieu, les initiatives proprement coloniales ont toujours été ponctuelles, presque toujours impopulaires et peu soutenues par l’État. L’histoire de France raconte la quête obstinée et patiente de nos aises hexagonales. Le temps des croisades est révolu. Nos prétentions à l’universalisme clôturent encore en fanfaronnades « humanistes » un prône électoral mais l’expatriation n’est pas sympathique aux Français. Il faut allonger des primes pour qu’ils consentent à poser leurs barda à Shanghai ou à Mexico et plus vite ils regagnent leur terrier, mieux ils se portent. L’Alsace-Lorraine a focalisé le patriotisme de deux générations tandis que la perte du Canada, de la Louisiane et même de l’Indochine n’a soutiré en leur temps que des regrets rares et sans suite. Les Québécois le savent bien ; c’est la raison de la rancœur qu’ils nourrissent contre la France. Elle a bazardés leurs ancêtres chez les Hurons et elle s’est défilée. Seul le drame algérien a divisé les Français, et meurtri des consciences, eu égard au nombre des colons implantés depuis 1830. Les Dom-Tom pérennisent tant bien que mal ce qui fut une épopée pour quelques-uns, un miroir aux alouettes pour quelques autres, une aubaine pour les prédateurs, un désastre pour les colonisés. Désastre ambigu car enfin c’est en langue française que Césaire a écrit ses Carnets d’un retour au pays natal et que le cheikh Hamidou Kane a décrit les affres de l’acculturation dans son chef-d’œuvre, L’Aventure ambiguë. C’est au Quartier latin de Paris que Présence africaine a pu propager les thèses anticolonialistes et organiser à Dakar le premier festival des arts africains. C’est à un Guyanais, Félix Eboué, gouverneur du Tchad à Fort-Lamy, alias N’Djanema, puis de l’AEF à Brazaville, que revint l’honneur d’être le premier sur la liste des Compagnons de la Libération. Désastre indéniablement car le noyau dur de l’idée coloniale — le « progressisme » inculqué à l’École de la France d’outre-mer — impliquait un mixte d’expropriation et d’acculturation. Pour autant les administrateurs ne furent pas des négriers, et moins encore les missionnaires. Mgr Laval et Marie de l’Incarnation au Québec, Mgr Lavigerie et ses pères blancs en Afrique, la mère Jahouvey en Amérique, Charles de Foucauld dans son désert méritent l’hommage de notre patriotisme. De même la plupart des officiers, des maîtres d’école, des médecins et infirmiers en poste dans les lieux les moins hospitaliers. Religieux et colons ont rarement fait bon ménage. Mon pays, la Corrèze, s’honore d’un saint martyr, Pierre Borie, parti évangéliser les Vietnamiens bien avant que Ferry ne lâche ses soldats sur la presqu’île indochinoise. Il y eut des Français parmi les franciscains et les dominicains qui dès le Moyen Âge ont missionné loin de Rome sans le moindre appui politique ou militaire, simplement parce qu’ils avaient la foi qui met du vent dans les voiles, et une passion pour les âmes de l’autre bout du monde. La liste gravée sur les murs du bâtiment de la porte Dorée témoigne d’une France certes entre guillemets, marginale si l’on veut, mais tout de même héroïque et sans laquelle notre Hexagone serait prison autant que havre. Cartier, Champlain, Frontenac : on pense à ces pionniers, forcément, quand on aperçoit les toits rouges de Cadoussac sur l’estuaire du Saint-Laurent. On pense à Cavelier de la Salle autant qu’à Chateaubriand en descendant le fleuve Mississippi, à Charlevoix qui fut l’historien du peuple américain. Dupleix, La Bourdonnais, D’Estaing, Suffren, Lapérouse, c’était le grand large avec des horizons de sable blanc et de mer plus bleue que le bleu du ciel. Bugeaud, Faidherbe, Flatters, Lamy, Savorgnan de Brazza, c’était l’Afrique du Cœur des ténèbres de Conrad et, tout anachronisme bu, leurs barouds ne furent pas médiocres. Il faut faire la part des réalités et de ce qu’elles ont fait éclore dans les imaginaires, après coup. « Dans les Antilles bleues, fleuries de tabac roses » rêvées par Francis Jammes, les négriers ont sévi, puis les planteurs ont prospéré. Le mal est fait. Reste ce vers qui me revient en mémoire lorsque je longe les quais de Bordeaux ou le port de La Rochelle. Restent les vers de Maunick pour enchanter un tour de l’île Maurice, anciennement Bourbon, — et quoi de plus touchant que ces petites gares semées parmi des baobabs entre Thiès et Kaolack, désaffectées depuis belle lurette ; on se croirait revenu dans le Bleu-Blanc-Rouge de Fallières ou de Poincaré. À la porte Dorée je ne prémédite aucune revanche sur l’Histoire. Je ressasse à fonds perdus le songe d’une France qui s’est voulue, qui se voudrait encore plus vaste que nature. Plus aventureuse. Plus ensoleillée. L’Annam de mon grand-oncle, je continue de le poétiser, sans illusion, sachant que si le destin m’avait parachuté là-bas, le clocher de mon village aurait hanté mes nuits.