Poulbot (Le)
On l’aimera toujours, ce loupiot dépenaillé que Francisque Poulbot a croqué sur le motif. Son minois ébahi et narquois, sa mèche sur l’œil, ses mains dans les poches, ses genoux couronnés. On pense à lui en longeant la maison Art déco de son créateur, sur l’avenue Junot, juste après le virage et cette impasse où s’égrènent des maisons de poupée. Ce peintre a intronisé le gosse des rues dans la confrérie de la poésie : le poulbot rejoint Gavroche au panthéon des enfants pauvres de Paris.
Les bobos l’ont chassé de Montmartre. On le retrouve dans certains romans de Marcel Aymé ; on l’imagine rôdant sur la butte, dans ces rues ombreuses et pentues que Simenon m’a fait découvrir à l’âge où les dames de Pigalle me donnaient le tournis. Je savais que saint Denis, mon patron, le premier évêque de Paris, fut martyrisé là-haut, à l’emplacement de l’église Saint-Pierre ou du couvent. S’il faut en croire Grégoire de Tours, on l’a décapité. Au lieu de trépasser comme n’importe qui, il a posé sa tête sur un plat et l’a portée… à Saint-Denis (93) où fut édifiée la première basilique sous l’égide de sainte Geneviève. Cette légende fait de Montmartre une des deux montagnes sacrées de Paris. Longtemps j’ai répugné à m’y hasarder, à cause du Sacré-Cœur, si moche, si bêtement « oriental », si bourgeoisement ostentatoire, si fin de mauvais siècle, et des amas de touristes sur la place du Tertre. Je m’en tenais aux marges, sur le versant sud — les bars à entraîneuses des rues Fontaine, Ballu, de Douai, Pigalle —, cette zone intermédiaire, en pente douce, qui monte vers Montmartre depuis la Nouvelle Athènes et le quartier de l’Europe en passant par les places Blanche ou Pigalle. Il y a quarante ans, on pouvait encore s’y croire dans un roman de Carco. Les néons de ces bars me happaient comme un papillon mais la coupe de champagne exaspérait ma libido sans la rémunérer ; à peine juché sur un tabouret, une fille sur les genoux, il fallait prendre congé, je n’avais pas les moyens de remettre ça. Alors, avec un copain de bordée, nous traversions le boulevard de Clichy, grimpions la rue Lepic, cherchions nos ombres du côté des rues Berthe ou Ravignan jusqu’à la place Jean-Baptiste Clément. Pas de bobos à l’époque, plus guère de poulbots déjà, juste des chats.
Plus tard j’ai hanté le versant nord, obsédé par la rue Caulaincourt que je trouve romanesque à hauteur de la place Constantin-Pecqueur. Entre-temps j’avais appris la vie qui s’était menée sur la butte entre l’édification d’un temple gallo-romain et l’évasion des peintres à Montparnasse après la Grande Guerre. L’abbaye, le serment d’Ignace de Loyola avec ses six copains, le Te Deum d’Henri IV après son abjuration (« Paris vaut bien une messe »), l’incursion des Cosaques (1814), des Anglais (1815), la Commune (inspiratrice du Temps des cerises de Clément), l’élection de Clemenceau à la mairie. J’ai peuplé la butte des écrivains (Flaubert, Gautier, Nerval, Baudelaire, etc.) et des peintres (Delacroix, Corot, presque tous les impressionnistes, etc.) qui ont tissé sa légende. Du Chat noir (Bruant) au Moulin-Rouge (Toulouse-Lautrec) en passant par Le Lapin agile et le Moulin de la Galette, mon imagination a semé les moulins disparus pour divaguer entre l’agonie du romantisme et celle de la Belle Époque. Pour tout dire, si j’ai croisé quelques Mimi Pinson (Musset), je n’ai jamais rencontré une émule de Suzanne Valadon ; les temps n’étaient plus très littéraires.
Ils le sont moins que jamais, et pourtant la magie de Montmartre est intacte ; ou presque. Désormais j’aborde toujours la butte par la rue Caulaincourt. Je monte l’avenue Junot, j’évite la rue Norvins pour me perdre sur la pente où s’accrochent un reste du vignoble et le cimetière Saint-Vincent. Aymé et Gen Paul y sont enterrés. Rue des Saules, rue Cortot, rue du Mont-Cenis, rue du Chevalier-de-la-Barre : j’ai une sourde attirance pour ce côté-là, on aperçoit le toit verdâtre de la basilique Saint-Denis et, les soirs de match, les lumières du Stade de France. Je traverse — en toute hâte — la place du Tertre pour contempler le panorama. Paris s’étale, prise dans sa brume. Ses toits m’attendrissent avec leur zinc gris-noir, tous différents, tous chapeautés d’une myriade de petites cheminées orange en forme de cylindres où picorent des pigeons. Aucune fenêtre mansardée, aucun vasistas ne ressemble à un autre ; l’ensemble, c’est la chanson de Piaf. L’air de rien, la Môme a tout dit sur l’âme de Paris.
Montmartre, butte sacrée et vénéneuse pour peu qu’on y erre en semaine, tard dans la nuit et sous la pluie. On devient le voyeur d’un mystère qui toujours se dérobe. J’ai cessé de le chercher à Pigalle, encore qu’un spectacle de chansonniers au théâtre des Deux-Ânes, à l’enseigne de l’ami Jacques Mailhot, vaille le détour. Les éminences en prennent pour leur grade, c’est la précieuse tradition de l’esprit de satire qui se pérennise, on en ressort toujours rajeuni, rafraîchi et moins dupe. En comparaison le fiel des éditorialistes paraît sirupeux et servile. Après le spectacle, la coutume veut qu’on aille gruger des huîtres au Wepler. Jadis nous allions Chez Charlot. Mérite-t-il encore sa réputation ? La place Clichy reste un poste frontière chaleureux d’où l’on peut se couler dans la rue Cavelotti et se poser au Bouclard, où tout est bon. C’est ma cantine occasionnelle. J’y arrose mes amis d’un côtes-de-nuits très estimable. Pour se dégriser on peut traverser le cimetière, coupé en deux par la rue Caulaincourt, chercher un bar d’habitués en poussant jusqu’à la rue de Clignancourt, autre frontière. Le touriste se raréfie. On peut aussi remonter la rue Lamarck où s’alignent des restaurants aimables, mais gare aux bobos. Passé minuit, soit ils vont se coucher, soit ils se récapitulent dans les bars à vin de la rue des Abbesses. Plus de touristes, la butte appartient aux chats et aux mânes des poètes, des saltimbanques et des amoureux. C’est mon heure, je descends les escaliers, je remonte, je cherche en maraudeur ce tout et rien mystérieux que je n’ai jamais convoité ailleurs.
PQR
Chaque fois que j’aborde un « pays » de la France, j’achète le quotidien régional et je vais l’effeuiller dans un bistrot. Mon passé de localier me prédispose à cette curiosité, j’ai fait mes débuts à La Dépêche du Midi et j’y ai appris sur le tas à repérer les singularités d’une province. Elles transparaissent quand on lit les pages régionales, puis les départementales, puis les locales. Me voilà à Brest. Le Télégramme me parle d’avisos en partance et d’amiraux en retraite. À Port-en-Bessin, Ouest-France, le premier quotidien français par le tirage, m’instruit des marées et du cours variable de la coquille Saint-Jacques. À Lille, je me plonge dans La Voix du Nord et je devine entre les lignes que Mauroy et Mme Aubry ne sont pas amoureux l’un de l’autre. Nice-Matin me raconte sous la plume de Raoul Mille des histoires de Riviera aux belles époques et les DNA (Dernières Nouvelles d’Alsace) ont l’accent des jolies serveuses des restaurants de la Petite France.