Le quotidien régional, éventuellement départemental (La République des Pyrénées, Les Dépêches de Dijon, voire local (Le Réveil de Mauriac, L’Eclair du Puy-en-Velay), reflète à la fois la texture de l’économie, le style des notables, les zizanies politiques, les passions du cru, l’influence de l’Eglise, de la maçonnerie ou d’un géant industriel. Chaque journal de la Presse Quotidienne Régionale ayant autant d’éditions que de pays, on se balade de val en combe sur des noms de lieux qui dépaysent autant qu’ils instruisent. Il est beaucoup question de l’OM dans La Provence, du RC Toulon dans Var Matin, des Verts dans Le Progrès. Les pages landaises de Sud-Ouest distinguent la Chalosse de la Haute Lande et du rivage, on passe de l’écarté à Pouillon au surf à Hossegor, c’est un joli voyage.
Du temps où j’étais localier, cinq quotidiens se faisaient concurrence sur le seul département de la Corrèze. On copinait au bistrot, on se refilait des photos pour la nécro du vice-président de la Chambre des métiers mais on gardait pour soi les bons coups. On n’en trouvait pas tous les jours. Des concentrations sont intervenues, car dans les zones frontières la guerre des téléscripteurs était ruineuse. Ces zones où l’on sent, à quelques kilomètres près, qu’un journal règne sur ses terres ou occupe un sol étranger. Qu’il ait été absorbé par un groupe n’altère en rien sa sensibilité. Le Berry républicain a beau appartenir au consortium Centre France, ses pages locales n’ont pas la même tonalité que celles de La Montagne : Bourges n’est pas Clermont, encore moins Saint-Flour. Le Populaire du Centre (autre fleuron de Centre France) a gardé sa sensibilité socialiste comme la Dépêche son fond de sauce radical, version cassoulet, facile à identifier quand son patron Jean-Michel Baylet parle de rugby.
Ce qu’on retrouve partout, c’est la ritournelle de la vie de clocher ou de quartier dans un pays centralisé depuis ses débuts, le préfet en conflit larvé avec un maire, les visites d’un ministre, les vanités notabilaires. La vie de la France ordinaire au fil du temps, l’usine qui ferme, les pompiers qui éteignent un incendie de cheminée, les petites mailles du gros tissu associatif, le regroupement de communes qui foire parce que la plus modeste se sent humiliée. Les débuts de la saison touristique, l’arbre de Noël au commissariat, le pauvre sourire de la centenaire, la fête votive, le jeune qui se tue en voiture. La vie, la mort. On sent les récurrences et les permanences, autant que dans la presse dite nationale. Les éditorialistes parisiens se commentent entre eux, s’autocélèbrent et s’autoreproduisent. Narcissisme rime avec parisianisme. Ils ont pour la PQR une condescendance qui m’insupportait quand je sillonnais mon territoire, armé d’un calepin et d’un Rolleiflex. Car les infos nationales ou internationales d’un quotidien de province, et ses éditos, valent bien ceux de Paris. Souvent même les événements capitaux sont traités avec plus de recul, moins de concessions à la mode, moins de complaisance pour les puissants. En tout cas ils ont une âme, et de la chair. L’âme d’une région, la chair de ses pleins et déliés dans les pages intérieures. Certes ils payent le prix de l’urbanisation, et des mobilités en tout genre. L’attachement au « pays » se relativise. La PQR n’en reste pas moins le pilier de la « cohésion sociale » (patois socio-énarchique). Le localier, je le sais d’expérience, tient lieu en son mini-fief de psychothérapeute de groupe ; il entretient la vie associative et tend jour après jour l’humble miroir où se reconnaissent les gens de tous les jours. Se reconnaissent, se rassurent et fraternisent.
Prodiges
Le prodige bâcle à la diable des vers qui réduisent le Parnasse à néant, et subjuguent Verlaine au sommet de sa gloire, ainsi que Banville au faîte des honneurs littéraires. Il a dix-sept ans, il est lycéen à Charleville. Le voici à Paris. Sa beauté divine, le génie destructeur de ce tendre voyou bouleversent Verlaine (« Ô toi, tous les dons ! »). Errances. Une année plus tard, tout est consommé, Arthur Rimbaud part aux Afriques, la littérature ne l’intéresse plus du tout. Il a poussé la poésie jusqu’à ses retranchements les plus inouïs et les plus troubles. Une saison en enfer. Les Illuminations. Rideau. Il reviendra mourir en France et c’est Verlaine, le plus audacieux poète de son temps, le plus grand de l’après-Baudelaire s’il n’y avait eu Rimbaud, c’est ce clochard céleste qui entretiendra la mythologie. Par amour. Ainsi les anges s’inclinent-ils devant les archanges. Histoire sainte française.
Le prodige écrit des vers à quinze ans, un roman très chaste à dix-sept ans. Puis un roman très libertin à dix-neuf. Parution posthume, car Raymond Radiguet meurt à l’âge de vingt ans d’une fièvre typhoïde. Rideau. Cocteau ne s’en consolera jamais. C’est le plus choyé, le plus mondain, le plus vaniteux des écrivains qui s’incline bas devant le génie en herbe (« Le seul honneur que je réclame… »). C’est lui qui préfacera Le Bal du comte d’Orgel et propagera la légende. Par amour, comme Verlaine. Histoire païenne française.
Nos deux prodiges, je les vois dans le même ciel zébré d’éclairs, et d’ailleurs Cocteau a risqué le parallèle entre Rimbaud et Radiguet. Leurs ailes juvéniles tournoient sans le savoir autour d’un autre prodige encore plus séditieux, encore plus céleste, qui les toise en soupirant : Blaise Pascal. Rimbaud le frôle, ils ont atteint la même limite, aperçu le même gouffre, ils vont se tenir par la main. Radiguet finira par les rejoindre, il croyait encore à la littérature. Pascal et Rimbaud : Dieu ou le néant, sans escale. Histoire très française.
Province (La)
La France est ainsi faite que ses routes, ses trains, ses lignes aériennes intérieures convergent presque tous vers Paris. Ses rêves aussi. Ils ont éclos, ils ont mûri, ils se sont dilatés dans les replis d’un continent aux dehors contrastés : la province.
Rien à voir avec les « régions », qui sont des vues de l’esprit techno, à supposer que les technos aient de l’esprit. Pas grand-chose à voir non plus avec les provinces des âges monarchiques éprises de leurs privilèges. Parodions Chardonne : la province, c’est beaucoup plus que la province. C’est l’humus des songes, le terreau des ambitions, un vivier où s’impatientent les cœurs aventureux. Ou bien les âmes en quête d’idéal. Presque un absolu de l’attente, tantôt fiévreuse, tantôt désemparée. Sous les préaux des lycées de province, dans les bistrots des patelins, sur l’herbe inégale des stades bocagers, on convoite la gloire, la fortune, ou l’amour. On présume que ces trois gros mots feront bon ménage et un beau jour on monte à Paris tel d’Artagnan, tel Rastignac, tel Frédéric Moreau. Certains sans un sou et sans viatique. Certains à contrecœur. Tous avec l’espoir, sinon de « réussir », du moins d’« épanouir » ce qui en eux grenouille à l’état de latence.
Là-bas, les ailes se brûlent, les passions s’assèchent et tôt ou tard vient le temps du désenchantement. Tout le monde ne peut pas devenir patron du Cac 40, pensionnaire de la Comédie-Française ou international de football. Au mieux on grignote une carrière, alors que l’on envisageait un destin. Rien de moins car la province, de par ses lenteurs, ses langueurs, ses moiteurs, détient le secret d’une cuisson à l’étouffée des grandes espérances. Les Parisiens croient qu’on s’y ennuie. Faux : on s’y morfond, ce qui n’est pas la même chose. On s’y sent en transit, en souffrance ou en repli. « Hors Paris, point de salut ! » Il y a du vrai dans ce dicton, en ce sens qu’hors Paris la légitimité d’une réussite reste confinée : si l’on veut davantage qu’un statut de notable, il faut passer les boulevards des Maréchaux. On n’est pas sûr pour autant de passer sous les feux de la moindre rampe. Paris, depuis Clovis, a éreinté des arrivistes à la pelle, des petits et des gros, quels que fussent leurs talents. Certains tournent au vinaigre comme un mauvais vin, d’autres se résignent. Les plus sages reprennent l’avion, le train ou la nationale, et retournent au terrier. Ils découvrent alors l’autre secret de la province, son aptitude à offrir du bonheur, presque gratis. Je paye (la SNCF) depuis longtemps pour le savoir. En province — campagne, bourgade, ville moyenne — on est très heureux. La vie s’écoule à des rythmes compatibles avec le battement d’un cœur. Au pis, le recalé d’un songe de grandeur y trouvera de quoi héberger sa mélancolie.