Début des années soixante. Un de mes amis vit sa vie de jeune homme dans sa province occitane. Il veut devenir chanteur, comme Johnny, Eddy Mitchell, Richard Anthony ou Leny Escudero. Il est plutôt doué. Il se fait valoir dans les radio-crochets locaux. Puis régionaux. Un producteur le remarque. Il « monte » à Paris par la nationale 20. À Caussade déjà il se voit à l’Olympia ; à Souillac toutes les grisettes de France et de Navarre ont acheté son microsillon et sont amoureuses de lui. On l’auditionne. Il enregistre un disque. Ventes insignifiantes. Il s’accroche, côtoie les ténors du milieu, Aznavour, Bécaud. Deuxième disque. Aucun décollage. Au troisième, il a compris qu’il ne sera jamais une star. Même pas un pro de second ordre. C’est l’échec. Il a la sagesse d’en prendre acte, redescend par la nationale 20 dans sa ville et range sa guitare dans un grenier. Depuis lors il y consume une existence aimable, sans amertume, juste un regret qui s’accorde au paysage et finit par s’y fondre. Ou presque. En province, à l’heure de l’apéro, on entend des « j’aurais pu », des « j’aurais dû », des « il aurait suffi » ; ça rejoint les morosités des demi-soldes de Napoléon. À ceci près qu’on n’a pas connu l’épopée. Quelle importance ! On la fabule dans une de ces auberges dont la tenancière (la « mère Jeanne », la « mère Marie », toujours une mère) sait encore apprêter des écrevisses à la nage braconnées à la lanterne. Écrevisses mâles évidemment, elle sait que les femelles sont moins savoureuses.
La bourgeoisie parisienne a des arrogances détestables. Surtout la haute, mais la moyenne, qui depuis le Moyen Âge a façonné la sociologie de la France, se hausse vite du col. Tandis qu’en province elle entretient au naturel un bonheur, un art, une liberté de vivre à la française. Enracinée dans ses maisons de famille mais ouverte à tous vents, rétive aux injonctions de la mode, bonne vivante et pas bégueule, elle est tout simplement civilisée. Il y a de vrais livres dans ses bibliothèques, de vrais vins dans ses caves et, quand elle prie à dîner, les plats ont mijoté tout l’après-midi. Portraits d’ancêtres accrochés aux murs des chambres : un officier, une religieuse, un notable un peu franc-maçon pour équilibrer, mais tous sortent d’une humble métairie et, avant les premiers propriétaires, des paysans sans terre ont trimé pendant des siècles, il en reste dans les gènes une rusticité dont on se targue. Ces bourgeois de province, ou de campagne, pressentent aussi bien que les chroniqueurs parisiens ce que le monde à venir nous réserve car ils ont une fille chercheuse à Shanghai, un fils banquier à New York, des petits-enfants en stage à São Paulo ou en Erasmus à Cracovie. En outre, ils ont tous un pied-à-terre à Paris, ils y vont souvent, ils s’y sentent chez eux. Ils sont les dépositaires d’une forme de culture plus précieuse que la livresque. Elle risque de péricliter si leurs enfants renoncent à leurs attaches provinciales.
La province implique à tous égards la suprématie de Paris. D’aucuns s’en offusquent. Ils ont tort. Les métropoles dites d’équilibre sont des grandes villes. Rien ne leur manque, elles ont le social, le politique, l’économique, le culturel, des rocades, des salles de congrès, des hypermarchés et tout ce qui s’ensuit. Tout, sauf l’essentiel, et tant mieux. La France est ainsi faite que son âme, son cœur, son cerveau, sa mémoire, ses poumons et son tube digestif sont au bord de la Seine. Tant de fantômes divaguent autour de Notre-Dame, tant de rêves d’abordage se concoctent dans les chefs-lieux ou les cantons que les régionalistes décentraliseront en pure perte. Du moins je l’espère. Si chaque région hérissait des barbelés aux frontières de son chauvinisme, la France n’existerait plus. Et cette grâce insigne de notre histoire — la douce province — deviendrait le morne accolage de territoires bêtement concurrents.
J’ai vécu dans deux petites villes de province, Vichy à l’adolescence, Tulle plus longtemps à l’âge adulte. Deux villes aussi dissemblables que possible : un caprice de Napoléon III redécoré par la Belle Époque ; une préfecture à la fois rurale et ouvrière qui pendant deux siècles a vécu de sa manufacture d’armes. Elles n’ont de commun que la provincialité. Vichy semble presque irréelle avec son casino crémeux, ses fantômes des palaces, les sept chalets de l’Empereur, le kiosque à musique, les parcs où des curistes au teint cireux vont boire de l’eau tiède en trimbalant leur gobelet. À l’âge où l’on se cherche en tâtonnant, je me sentais reclus et paumé. La nuit, je rôdais autour du casino illuminé, j’apercevais des silhouettes en robe de bal sous une débauche de lustres. Un jour, me disais-je… Un jour quoi ? Tout et rien, ma libido affolée et mon romantisme effréné se tiraient dans les pattes autour de la piscine du Sporting où bronzaient les épouses de médecins, thermalisme oblige. Mauvais âge. C’est plus tard que j’ai goûté le charme un peu suranné de Vichy. Les beaux restes de ses âges d’or prêtent à nostalgie, à féerie ; et derrière ce théâtre d’ombres larbaldiennes il y a une petite ville de province où la vie est la même qu’à Tulle.
J’ai aimé vivre à Tulle où j’ai exercé le métier de localier. Autour de la cathédrale et de la préfecture, on peut se croire dans un roman de Balzac, noirci par Simenon quand la nuit tombe sur la rivière Corrèze. Alors les hôtels (Moyen Âge, Renaissance) des vieux quartiers, encastrés dans des rues pentues et tortueuses du Trech, prennent des airs mystérieux, on imagine des complots, on se souvient qu’Angèle Laval, alias « le Corbeau », a cuisiné en vase très clos sa folie délatrice dans la rue de la Barrière, où s’écoula l’enfance d’Eric Rohmer. C’est la ville du Corbeau, et des pendus de la Das Reich, elle n’a pas la mémoire gaie et l’avenir ne lui fait pas beaucoup d’avances : sa manufacture est en coma dépassé et Brive, sa rivale depuis la nuit des temps, lui a damé tous les pions. Même celui du rugby. Du temps où je vivais à Tulle, le Sporting valait amplement le CAB et j’ai pris un bonheur fou à frayer avec ses champions. Bonheur que reflétait un épicurisme sans afféterie dans une ville de granit bordée de vertes collines. Dois-je le répéter ? On est très heureux en province, on n’y manque de rien, le temps n’a pas ce tic-tac hystéro des métropoles. Quand un journaliste parisien se pointait à Tulle, il dégainait les clichés d’usage sur la vie provinciale. En gros : tout le monde s’épie et rien ne bouge. Sous-entendu : comment vivre dans un trou pareil ? Or, j’y vivais le plus plaisamment du monde, nul n’attentait à ma liberté et la ville bougeait à son rythme. Un écrivain passe toujours un peu pour un farfelu et je ne suis pas taillé dans l’écorce dont on fait les notables. Il faut croire que ceux de Tulle sont aussi peu regardants que ses ouvriers ou ses fonctionnaires : tous m’ont pris pour ce que j’étais devenu, un Tulliste ordinaire, ravi de s’être posé en province. Ravi d’entendre la rumeur du marché le samedi, entre deux coups de cloche de la cathédrale. Ravi des apéros au long cours, des escapades dans les auberges de la campagne toute proche, des dimanches au stade. Ravi de découvrir au fil des ans la géographie subtile et la sociologie implicite d’une ville qui a ses secrets, son tempérament, ses mots de passe, ses pudeurs, ses fantasmes. Dans une grande cité on est d’un quartier, impossible de s’approprier l’ensemble. Tandis que Tulle, j’ai fini par la cerner, l’apprivoiser, la posséder d’un bout à l’autre de la rivière qui l’a dessinée. Même chose avec Vichy : je la comprends, elle m’appartient.