Pas mal de villes françaises me sont chères au titre d’amantes occasionnelles. Vichy et Tulle, je les ai épousées. Il y a de la logique dans cette bigamie : Vichy pour les frivolités, Tulle pour les bonnes franquettes. Vichy pour un dîner d’après concert à la Brasserie du Casino ; Tulle pour un dîner d’après rugby chez Poumier. Dans l’une et l’autre de ces conjointes — dont je suis séparé de corps, mais pas de cœur —, le club de rugby, hélas, a périclité. Au paradis, ils retrouveront leur standing, celui de l’époque de Zézé Dufau et de Marcel Merckx.
On me pardonnera cette incidente un peu trop personnelle mais, vraiment, j’en ai marre d’entendre qualifier la province de mouroir où « rien ne se passe ». Certes, il existe dans chaque ville française, petite ou moyenne, une « route de Paris » pour attester une convergence des imaginaires. Cette route, on peut toujours la prendre. Il y a aussi les trains. Le désir de Paris est consubstantiel à la province. Mais le désir de province tout autant, et je puis attester qu’il n’est pas floué.
R
Ramuntcho
Avant de connaître le Pays basque je l’ai imaginé et désiré en lisant Ramuntcho, le roman de Pierre Loti. Un village tapi dans un vallon, des hameaux égrenés sur les pentes des Pyrénées. Des maisons chaulées de blanc, des églises basses, des frontons ocres au sommet en forme de coupole, des hommes taillés à la serpe, coiffés d’un béret, chaussés d’espadrilles, et qui parlent une langue connue de personne. La Rhune ennuagée, la Nivelle entre Saint-Jean-de-Luz et Ciboure, la Bidassoa côté France ou côté Espagne. Dans le lointain, le bruit du train Paris-Irun. Le golfe de Biscaye, ouvert sur ces Amériques où jadis les Basques aventureux allaient chercher fortune. Le roman brode une histoire d’amour triste dans un univers ancestral de piété farouche et de contrebande. Ramuntcho est le prototype du jeune Basque, idéalisé par le romantisme un peu kitsch de Loti. Bon pelotari, bon contrebandier. Mère autochtone, père disparu dans la nature, donc aucune promise envisageable dans le pays où les mœurs sont sans pitié pour les enfants « naturels ». Pourtant il aime (chastement) une fille toute fraîche, et elle l’aime aussi. Ensemble ils partiront aux Amériques, après le service militaire, trois ans à l’époque. Là-bas, dans la pampa, un oncle a fait fortune. Mais au village, la mère de la fiancée s’obstine : pas question que sa fille épouse un bâtard. Épilogue mélo à souhait : l’amante s’est ensevelie dans un couvent, l’amant envisage de l’enlever puis renonce et s’exile… aux Amériques, comme il se doit. L’histoire d’amour entre Loti et le Pays basque est un peu folle : désireux de métisser son sang à une « race » fantasmée, il a commis un enfant avec une Basquaise… espagnole. Une plaque permet d’identifier la maison où il est mort, dans la vieille ville d’Hendaye, avec la Bidassoa à ses pieds et juste en face du clocher de l’église de Fontarabie. Peu importe les inconséquences de l’écrivain ; il a aimé le Pays basque, il en a bucolisé les quatre saisons et Ramuntcho me l’a enchanté : pouvoir absolu d’un livre sur l’imagination d’un adolescent. C’est un pays de France mais pas français comme les autres. Une parenthèse de verdures très accidentées, semées de villages blancs ourlés de colombages rouges. On y accède soudainement, en abordant Bayonne par le pont sur l’Adour ou en traversant ce fleuve en amont, à Urt par exemple. On a quitté les pins des Landes, ou les champs de maïs entre les barthes, ou les déclivités de la Chalosse à hauteur de Peyrehorade. Sur l’autre rive, dès Bidache, on se grise de dépaysement. On le savoure sous les arcades de Labastide-Laurens. On digresse jusqu’à Saint-Palais ou Baïgori, on passe à Cambo chez Edmond Rostand, à Hasparren chez Francis Jammes, à Ainhoa, à Espelette. Le village de Ramuntcho est paraît-il un mixte de Sare et d’Ascain au large des collines d’Urrugne. C’est le Labour, la province côtière du Pays basque français. Bien que le tourisme, comme partout, ait folklorisé ses mœurs et dénaturé son littoral, le Pays basque français a gardé son étrangeté, sa magie, ses rituels, surtout à l’intérieur. Exotisme serait trop peu dire, et je conçois la hargne de l’autochtone, son souci de préserver au moins la langue, l’animosité du Bayonnais pour le Palois. Une frontière invisible, mais perceptible, eût justifié deux départements, au lieu que le Labour, la Navarre et la Soule sont assujettis au Béarn sur le plan administratif, sous le numéro générique 64, Pyrénées-Atlantiques. L’autonomisme politique n’a guère de sens et on ne saurait approuver l’omerta militante vis-à-vis des terroristes venus d’Espagne. Mais on peut comprendre les réflexes identitaires, ce pays est rien moins qu’ordinaire. Tout a changé depuis la Belle Époque où Loti, toujours imbu de couleurs locales, peignit une âme basque plus enracinée que nature dans son culte du passé et son catholicisme farouche. Il n’y a plus de Ganelon à Roncevaux, où les pèlerins en marche vers Saint-Jacques-de-Compostelle ne risquent désormais que des insolations et des cors aux pieds. Il n’y a plus de carabiniers embusqués au bord de la Nivelle ou sur les sentiers de la Rhune ; on va acheter librement ses cigarettes et son chorizo au col d’Ibarzine. Les contrebandiers se sont recyclés, c’est en voiture qu’ils passent la frontière. L’usage du béret se perd et la religiosité basque bat de l’aile, encore que, le dimanche, l’église de Sare résonne de cantiques chantés en basque, et que le goût des processions ait perduré. Beaucoup de résidents sont de souche « étrangère », notamment sur le littoral : il faut une longue patience pour débusquer le charme de Bidart et de Guétary entre des semis de bicoques insipides. Pourtant, si le Paris-Irun vous largue en gare de Bayonne, de la Négresse ou de Saint-Jean-de-Luz, vous êtes illico dans une autre France. Bayonne sous ses remparts et les flèches de sa cathédrale est le cœur vivant de la singularité basque. Surtout entre la Nive et l’Adour où l’autochtone vous toise avec une certaine circonspection. Biarritz est basque à la mode anglaise, l’hiver, sous la pluie, quand depuis le Bellevue ou le Palais, palais crémeux à souhait, on regarde les bateaux sortir de l’Adour. Saint-Jean-de-Luz est basque aristocratiquement autour de l’église où Louis XIV convola avec une infante d’Espagne. En franchissant la Nivelle on trouve à Ciboure un charme plus intimiste et plus rustique, qui préfigure celui des villages de montagne. Il faut s’éloigner du rivage, musarder dans les vallées, débusquer des ruisseaux, apprécier les caprices des nuages qui au gré de leur humeur font les montagnes douces et sensuelles ou bien sombres et menaçantes. Toujours cette blancheur des murs, ces balcons, ces colombages, ces toits en plans inclinés comme les bérets sur des visages anguleux, et dans l’espace dévolu aux frontons, jamais loin de l’église, les pelotaris avec leur serre de cuir ou d’osier. Sont-ce des Basque ou des touristes ? Peu importe, on joue comme autrefois et les affiches accolées aux murs signalent une compétition de force basque. Ou de rugby, autre liturgie du culte de la force, inconnu à l’époque où Loti se laisait enivrer par le charme d’une Basquaise du Gurrutchéa. C’est au début du XXe siècle que le rugby a planté des racines originales, pour nourrir une double légende : le jeu ouvert à la bayonnaise, et l’invulnérabilité des piliers de mêlée. Faute de carabiniers à défier dans l’art de la contrebande, les gars du pays se défient virilement sur l’herbe de leur stade, et tous rêvent de revêtir un jour la casaque bleue et blanc de l’Aviron. Au stade Saint-Léon, rebaptisé Jean-Dauger, les ballons expédiés en drop entre les poteaux semblent vouloir s’envoler entre les deux flèches de la cathédrale. Quant aus piliers basques, de Beloqui à Ondarts en passant par Azarete, Iraçabal, Dospital et autres Urtizverea, ils confirment la réputation de force innée mythifiée par Ramuntcho. Mon initiation doit beaucoup à ce roman, mais aussi à la fréquentation de Saint-Léon, d’Aguilera, les deux stades rivaux, plus ou moins Arts déco à la sauce basquaise. Je me souviens aussi d’un derby, à Saint-Jean-de-Luz, opposant les locaux à l’Aviron bayonnais, ou l’on parlait basque sous la mêlée, ou l’on chantait basque dans les travées. Et nul n’a oublié les prouesses d’un certain Serge Blanco sous casaque rouge et blanc du BO dans son antre très british d’Aguilera, le stade de Biarritz, cerné de grands arbres. Blanco, glorieux en tricolore et dont l’enseigne rutile devant la plage d’Hendaye, parfaite allégorie de la basquitude car né au Venezuela d’une mère basque et d’un éventuel descendant de Ramuntcho qui se serait métissé aux Amériques. Toujours, à l’horizon d’un imaginaire enraciné sur les pentes des montagnes Pyrénées, un Eldorado se profile sur l’océan, au large du golfe de Biscaye.