Reims
Reims est la ville où la monarchie franque, puis française, et l’Église catholique romaine ont scellé une alliance capitale, confirmée au long des siècles. La cathédrale de saint Nicaise, où fut baptisé Clovis, et sacré le fils de Charlemagne Louis le Pieux, a été supplantée par une cathédrale mérovingienne, puis par l’actuelle qui a vu défiler tous nos rois depuis Louis VIII le Lion jusqu’à Charles X. Ce dernier sacre n’était plus de saison car entre-temps il y avait eu celui de Napoléon Ier à Notre-Dame, le principe de légitimité n’était plus clair, et ne pourrait plus jamais l’être. Une plaque signale la réconciliation entre la France et l’Allemagne par le truchement de De Gaulle et d’Adenauer (juillet 1962). En somme ils ont un peu raccommodé ce que les héritiers de Charlemagne avaient déchiré au traité de Verdun. Doit-on rêver que le fameux « couple franco-allemand » fasse à l’Europe un enfant qui la régenterait depuis les deux rives du Rhin ? La fertilité d’un couple est toujours sujette à caution, et sans doute est-il trop tard pour imaginer la vraie nation bilingue que d’aucuns appellent de leurs vœux. Le monde a changé, la monarchie a périclité, le Stade de Reims également. Lorsque j’étais enfant ce club régnait sur le football français et Clovis, agenouillé près de saint Remi dans le baptistère, portait la casaque rouge à manches blanches de Kopa, Polonais de souche. Le règne de Kopa succédait à celui de Ben Barek, qui n’était pas plus gaulois que Platini ou Zidane. Pas plus gaulois que Clovis. Reims n’est plus que la capitale du champagne. Pourtant la seule évocation du mot me touche, il s’auréole d’un mixte fabuleux ; c’est le temps des origines avec cette accréditation du temporel par le spirituel qui a marqué toute notre histoire, y compris la républicaine. Que Jeanne d’Arc ait accompagné Charles VII à Reims parachève le statut insigne de cette ville dans un mémorial qui englobe Tours (restes de saint Martin), la basilique de Saint-Denis, Notre-Dame et la Sainte-Chapelle.
Repas (Le)
La singularité des arts de vivre tend à se perdre dans le « village planétaire ». Même en France. Il semble pourtant qu’un usage résiste à la normalisation : le repas. Qu’on le prenne en famille ou entre amis, son rituel exige qu’une table soit dressée et que les portables soient éteints. À midi les impératifs du boulot peuvent acculer le Français à grignoter devant un sandwich, ou une salade, en solitaire ou avec ses collègues. Il s’y résigne de mauvaise grâce et s’il en a le temps et les moyens, il concoctera un déjeuner dans un restaurant. Ainsi se contresigne généralement une affaire, ou se noue une relation professionnelle, ou se renoue une camaraderie. L’affaire est un alibi, on l’avait conclue au préalable et on ne l’aborde qu’au café, à charge pour les collaborateurs d’en régler les modalités. Mais il fallait ce déjeuner pour sceller l’alliance, fût-ce à titre provisoire. Au temps où j’exerçais le métier d’éditeur, toute signature d’un contrat avec un auteur impliquait une invitation au restaurant. La relance d’une amitié perdue de vue exige pareillement un repas et en se quittant on se promet toujours de remettre ça. Comme à la fin de ces repas d’anciens — du lycée, de la caserne, du club, de l’entreprise — où la politique s’inscrit volontiers au menu. Au dessert on prémédite une récidive. La vie dite « associative », naturellement antipathique à l’individualisme du français, ne s’entretient qu’à coups de ripailles. De même les sociabilités estivales : l’« apéritif dînatoire » s’éternise souvent en un vrai repas car après les amuse-gueules, on s’assoit, on sort les cochonnailles, puis le fromage et à minuit on épluche un fruit pour finir son verre de rouge. Chaque soir des temps ordinaires, la famille se met à table pour un dîner complet : entrée, plat de résistance, salade, fromage, dessert. Avec ou sans vin, avec ou sans télévision mais pas à la sauvette, et somme toute on se dit des choses. Ainsi se tisse ou se ravaude la trame d’un clanisme dont les sociologues prétendent qu’il singularise encore la société française. En tout cas le culte du repas trahit la sacralisation d’une séquence liée à la nourriture : manger n’est pas anodin ; en conséquence, manger ensemble est un acte quelque peu religieux. Avant de savoir lire et écrire, les enfants apprennent à « rester à table » jusqu’au dessert. Les adolescents y répugnent, surtout si le repas s’éternise, le dimanche par exemple, où la parentèle s’élargit aux grands-parents, aux oncles et tantes. Car le dimanche, on ne va plus guère à la messe mais pour recevoir la famille on sort la nappe de l’armoire, les bouteilles d’apéro du buffet et on débouche un bourgogne ou un bordeaux de derrière les fagots. Un vin « bouché » pour les plus humbles. Même cérémonial quand on prie des amis, avec la variante possible d’une invitation au restaurant. Repas de noce, d’anniversaire, d’enterrement, de communion ou de baptême : en France, les riches heures de la vie de famille impliquent que l’on festoie dans les règles de l’art. On a reconverti les festins de nos princes en « banquets républicains », qui s’éternisent et à mesure que les plats défilent, avec l’arrosage d’un rouge du pays, les « convictions » s’affirment, on est vraiment du même bord puisqu’on partage le même gigot. Même chez les jeunes, « faire une fête » signifie certes se lâcher sur l’alcool, mais avec un repas à la clef, fût-il réduit aux acquêts de pizzas précuites.