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Qu’importe le motif, pourvu qu’on se mette à table. Qu’importe même le menu, encore que le Français soit assez congénitalement porté sur la gastronomie, lourde autant que possible, n’en déplaise aux écolos. L’essentiel, ce sont ces plages de temps vouées à un mode de convivialité qui exclut la hâte, la station debout, et ne tolère l’ivresse que progressive. Elles préservent l’intimité et les connivences familiales, elles favorisent l’éclosion de complicités amicales. Au pire, elles confirment les motifs d’une allergie car à table les boulons se dévissent ; le mariolle, le faiseur, le fâcheux, le faux-derche finissent par se découvrir et ce type qu’on trouvait coincé, finalement il se révèle futé et plein d’humour. À table, dans les huis clos fébriles d’amours en herbe, on s’avise au fromage que l’objet de nos désirs n’est pas tout à fait celui ou celle que l’on croyait devant le kir royal apéritif. Sans l’épreuve initiatique du repas aux chandelles, on se trompait sur l’autre du tout au tout. À table, le soir, les parents se racontent leurs journées, fût-ce en abrégé, tout en observant leur progéniture. Au boulot, à l’école, sur une plage ou une piste de danse, on joue un rôle. En dépliant sa serviette, on ouvre les vannes de son moi. Il s’enfle ou se rétracte, c’est selon : ce laps de temps ritualisé agit comme un révélateur, quelquefois comme une catharsis. Mieux vaut s’engueuler à table que de taire ses ressentiments — et seul le repas permet de solder les malentendus. Des gosses apparemment bien lotis finissent mal parce que leurs parents débordés ne prennent jamais le temps de dîner avec eux. Des affections se meurent parce que la « bouffe » de retrouvailles plus ou moins promise se fait attendre. « On est toujours conservateur après un bon repas », écrivait Sainte-Beuve. Il y a du vrai dans ce diagnostic, à condition de prendre le mot dans son sens le plus large. Aussi longtemps que les Français passeront à table, la France restera le conservatoire d’une forme de sociabilité disposant à la fois aux délicatesses de l’intimisme et aux élans de la fraternité.

Resquille (La)

Nos élus ne cessent de pondre des lois burlesques et une pléthore de fonctionnaires sont commis à la mise en application de règlements abscons, incohérents, souvent courtelinesques. En France, si on prend le pied de la lettre, aucune action n’est envisageable. Le moindre de nos soupirs est juridiquement pesé, encadré, avec répression à la clef. La « liberté », numéro un de la devise républicaine inscrite sur nos monuments publics, est contredite par les attendus d’une légalité proche de la flicomanie. À quoi il faut ajouter les réglementations concoctées à Bruxelles, non moins délirantes.

Aucune importance : nous avons pour déjouer ses pièges le génie de la resquille. De la débrouillardise. De la combine. De l’esquive. La loi, nous en vénérons le principe dans les discours officiels, mais nous en contournons les effets avec la jouissance de l’esthète. Les règlements, nous leur faisons des bras d’honneur. L’État, pour un Français, est une divinité ambiguë. Nous l’avons idéalisé, nous respectons son essence, nous dénonçons ses carences, nous lui tendons notre sébile, mais au jour le jour nous trichons dans son dos, qui est large. Filouter le fisc est un sport national, presque une vertu, et chacun sort de sa manche un cousin ou un copain « bien placé » pour faire sauter un PV. Le Français triche toujours pour éviter de faire la queue, et il trouve toujours le moyen d’avoir une place gratuite au stade ou au théâtre. S’il croise un barrage de police, il se fait un devoir de prévenir d’un coup de phare les automobilistes. Il trouve que les fruits chapardés dans le verger du voisin ont meilleur goût. Fruits ou épouse. Les truites qu’il sert à ses copains, un clin d’œil malicieux les déniaise : elles ont été braconnées.

Latins nous sommes, et ça nous sauve. Les Italiens aussi sont tricheurs mais, eux, ils n’ont pas d’État, seulement des fonctionnaires, ils trichent pour mieux vivre. Nous savourons en prime le piment de la transgression. Seul contre la Loi. Encore plus seul quand elle perd la boule. Vus à hauteur d’historien, la débâcle du printemps 1940 et l’exode subséquent ont été calamiteux. Les récits des victimes nuancent ; un mélange de système D et d’entraide improvisée a souvent évité le pire. On n’est jamais vraiment seul face au représentant de la loi, on se trouve toujours des complices.

« Elle est à toi, cette chanson, toi l’Auvergnat qui, sans façon… » Le même Auvergnat qui a donné du pain à Brassens, on peut imaginer qu’il a traficoté au marché noir durant toute l’Occupation. Fut-il malhonnête ? Pour un Français, la question ne se pose jamais en termes moraux. La loi existe, on se doit d’en tirer le meilleur profit. Le Français qui donne des sous au mendiant du coin de la rue, et de son temps à une association caritative, vole effrontément la Sécu ou les Assedic, et en toute bonne conscience (« J’y ai droit »). Il passe au rouge (pas vu pas pris). Il attend que le contrôleur se soit éloigné pour voyager en première avec un billet de seconde. Même si le train est vide. En resquillant il a remporté une victoire sur l’Ordre, avec une majuscule. Il admet la Loi, il s’en réclame si ça l’arrange ; il déteste l’Ordre qu’elle prétend instaurer, parce qu’il a un sens concret de la liberté. « Sa » liberté chérie : pour celle des autres, il est moins regardant.

Latins nous sommes, gaulois nous sommes restés. Notre cartésianisme s’en accommode et tant mieux, la resquille entretient notre bonne humeur, la bordélise, la poétise. Certes ces mœurs de coquins choquent les Anglo-Saxons, les Germains et plus encore les Scandinaves. Chacun son tempérament. Le nôtre, il faut le reconnaître, n’est pas exempt de contradictions. L’État que nous truandons, nous exigeons tant de lui par ailleurs que la tirelire finit par se vider. La Loi que nous bafouons, nous la trouvons parfois trop bienveillante pour notre voisin. Le flic que nous brocardons, nous voudrions qu’il soit là quand on nous fait les poches. L’Ordre nous insupporte, mais le désordre heurte en nous un sens de l’harmonie aussi invétéré que notre anarchisme. Baudelaire qui n’était pas stupide a revendiqué un droit inédit, celui justement de la contradiction. Nous en usons avec une souplesse d’acrobate.

Ricard

L’apéro au champagne s’est généralisé. Pourquoi pas ? Il y a les adeptes du whisky, du porto (surtout les dames), du rosé estival au bord de la piscine. On a le droit d’opter pour un graves blanc, un saumur-champigny, un muscat de Rivesaltes. Le Martini et le gin gardent des adeptes, le Lilet revient à la mode, ainsi que le Campari, sec ou additionné de jus de pamplemousse. Outre-mer on privilégie le punch, et on a bien raison.

En tout cas, l’apéro est un attribut de l’art de vivre à la française. Le vrai apéro, qui dure au moins une heure et peut faire en soi l’objet d’une invitation. Aux accompagnements rituels — cacahuètes, noix de cajou, biscuits salés, mini-pizzas, mini-quiches, fruits séchés, rondelles de salami ou de chorizo — les bobos ont ajouté des légumes crus, c’est immangeable mais ça fait bio. Si l’apéro a bien tourné, les invités restent dîner : « Juste une salade et un bout de fromage. »

L’apéro de base se fait au bistrot, après le boulot, entre copains ou collègues, et il est ponctué à termes réguliers de « Remettez-nous ça ». La plupart du temps, c’est un Ricard que le patron remet, avec son doseur assujetti à la bouteille. L’eau plate qui coule du carafon change insensiblement le jaune mat en de l’opaline, c’est une métamorphose plaisante à regarder. Glaçons de rigueur. Mominette pour les pusillanimes.