Le Ricard est l’apéro français : un nom propre devenu lieu commun des pastis alignés sur le zinc, plus ou moins « noyés » selon les goûts. Certains préfèrent le Pernod 51, voire le Berger blanc s’ils ont vécu en Afrique du Nord. Mais un apéro digne de l’appellation se fait au Ricard. Car on dit « se faire un apéro » comme en d’autres circonstances on fait l’amour, la fête ou de la planche à voile. J’aime à peu près tous les breuvages apéritifs, hors le whisky, mais si je tombe dans une embuscade, je commande un Ricard. Chacun remet la sienne, je m’exécute comme il se doit et l’ivresse parfumée à l’anis qui nous gagne rompt les amarres avec la réalité. Qu’est-ce qu’une embuscade ? Un conclave inopiné de quatre, cinq ou six copains devant un zinc qui généralement n’est pas une terre étrangère. L’euphorie débute au deuxième Ricard ; elle s’affirme au troisième. Un autre « moi » supplante celui des jours ordinaires, le discret fanfaronne, le timide ouvre les vannes des confidences. Son chef de service est un connard, sa belle-mère une emmerdeuse. Le tour de l’épouse vient à la quatrième tournée, elle n’a rien perdu pour attendre.
Justement, il est déjà huit heures, elle attend à la maison. Les plus timorés — ou les plus mal mariés — s’éclipsent les premiers. Les autres ont lâché bride aux « J’aurais pu… », aux « J’aurais dû… ». Des envies se réveillent ; des convoitises s’avouent. On aimerait vivre ailleurs, changer de métier, mais les ailes qui ont poussé dans les neurones ricardisés retombent en un « Remets-nous la dernière » pas très martial. « La dernière. Et en vitesse. » On consulte sa montre. Vingt heures trente. « Je vous quitte. J’ai mon beau-frère à dîner. » Variante : « C’est l’anniversaire de ma fille. » Il sort en titubant. Reste un dernier carré dont les timbres de voix sont à la fois pâteux et tonitruants. Dehors, il pleut, la nuit est noire. Dedans, on baigne dans un cocon. Aucune envie de se séparer. Entre boulot et dodo, l’apéro est un havre de liberté, d’égalité, de fraternité. Havre plus ou moins précaire, selon le caractère de l’épouse. Huit heures quarante-cinq : le mieux marié (ou le célibataire) propose d’aller dîner ensemble sur le pouce dans une auberge appropriée. Les autres s’éloignent pour aller téléphoner. Un de chute : « Je ne peux pas. Ma femme a invité son chef de bureau. » C’est probablement un mensonge, pour ne pas perdre la face. Ils ne sont plus que deux pour le « der des der » et ils iront dîner dans la gargotte voisine. Désormais ils ont le temps, ils le prennent mais, à deux, la belle euphorie retombe, un apéro à la française se « fait » à quatre ou davantage et, le patron a beau remettre sa tournée, le Ricard n’a plus le goût de la liberté, les buveurs prennent leur cuite avant de prendre une engueulade.
Rires
Nous aimons rire et nous ne sommes pas regardants. L’humour des Anglais, plus subtil que le nôtre, prête plutôt à sourire. Celui des juifs aussi. Dans les deux cas il y a des sous-entendus à foison, sociologiques ou psychologiques (Woodhouse, Woody Allen, etc). Nos rigolades sont plus franches, et font leur beurre de la moindre trivialité. Un rien nous fait rire, fût-ce à nos dépens. Jamais sans un rien de tendresse. La servilité avec le supérieur hiérarchique du fonctionnaire, son formalisme imbécile nous tordent les boyaux quand de Funès les incarne dans Le Gendarme de Saint-Tropez. Pour autant, nous ne haïssons ni ne méprisons les braves gendarmes, ils nous attendrissent. Comme nous attendrit Bourvil dans ses rôles d’idiot naïf. Tout nous convient pourvu qu’on rigole bien gras, même nos déboires face aux Allemands : l’Occupation, qui ne fut pas plaisante à vivre, nous en faisons une farce sur le dos du soldat du Reich (La Grande Vadrouille), avec la rituelle bonne sœur à cornette, toujours un peu ridicule, toujours jolie et sympa. Si le ridicule nous amuse aussi follement, c’est que nous mettons au-dessus de la vertu, au-dessus de la dignité, au-dessus de la vérité quelque chose d’indéfinissable, un mixte d’élégance, d’allégresse, de fluidité. Le naturel en somme, le bon naturel du Français quand il oublie d’être envieux ou dépressif. Alors il pouffe sans vergogne en voyant Le Distrait (Pierre Richard) se tromper de porte, le cocu (Molière, Feydeau, Fernandel) en proie à son infortune. Les pétarades de La Soupe aux choux (encore de Funès) ou l’anachronisme du cousin dans Les Visiteurs le font hurler d’un rire pour ainsi dire primordial. Il rit à peine moins bruyamment quand Mon oncle (Tati) affronte avec candeur le modernisme bêta de sa nièce. Existe-t-il un autre pays que celui de Proust pour rire d’aussi bon cœur d’histoires salaces à faire rougir une star du porno ? Le « beauf » de Fernand Raynaud, c’est le Français moyen, et il en rigole autant que du politicien brocardé par Mailhot ou Amadou, pour lequel il vient cependant de voter.
Existe-t-il un autre pays que celui de Guignol où les parents, fussent-ils bourgeois du genre empesé, emmènent leurs enfants au spectacle d’un gendarme rossé par un pitre ? Cette propension à rire de tout, à rire de nous, reflète un anarchisme impénitent de Gaulois pas totalement romanisés. Les rois, les princes, les curés, les ronds-de-cuir et les milliardaires, les chefs variables de cet État qui nous importe et nous accable, les flics et les magistrats, les maîtres à penser, les maîtres tout court — tout ces gens-là prêtent à rire, car nous ne les prenons pas au sérieux. L’esprit de sérieux nous fait rire. Le Français ne sera jamais sérieux et plus il rit, mieux la France se porte. Même s’il rit pour ne pas pleurer.
Riviera (La)
Ses âges d’or sont révolus, les promoteurs l’ont saccagée, les parvenus l’ont dénaturée, les badauds l’ont engorgée, les mafias l’ont gangrenée, les retraités y ont proliféré. C’est un piège à touristes à qui l’on brade une Provence de pacotille avec les chromos les plus éculés. Que reste-t-il du cap d’Antibes du temps où les Murphy recevaient les Fitzgerald à la Garoupe ? Que reste-t-il du Nice de Berthe Morisot, du Cagnes de Pagnol, du Monte-Carlo de Cocteau ? Que reste-t-il du cap Ferrat où Gide venait relancer Malraux ? Tendre était la nuit à La Garde-Freinet, à Mougins, à Èze, à Valbonne, à Saint-Paul-de-Vence, à Biot quand ces villages n’étaient cernés que de pins, de chênes et de fleurs. Tendre était la nuit à Porquerolles quand Simenon s’y installa. Tendre et prodigue en voluptés.
La Riviera qui inspira Monet a été folklorisée, touristisée ou snobinardisée à l’image de La Colombe d’Or, de l’Éden Roc, du Grand Langoustier, et cætera. Trop de boutiques d’« art », de faux joueurs de pétanque ou de belote, de faux loups de mer. Trop de bronzés, trop de friqués.
Et pourtant… Si la Riviera n’est plus qu’un mirage, j’en suis l’alouette au même titre que les millions de pékins qui continuent de s’y agglutiner. La Côte d’Azur a beau être frelatée et pis encore, je ne conçois pas de passer une année sans y faire une incursion ou plusieurs. L’hiver de préférence, quand les derniers mimosas, les premiers prunus et les premiers bougainvilliers égayent le vert sombre des pins parasols, le noir des cyprès, l’ocre délavé des maisons. Toujours j’y reviens, et toujours le même enchantement m’inonde de plaisir, dans le 83 autant que dans le 06. Chacun sculpte sa Riviera avec l’argile de ses songes. La mienne débute entre les palmiers de Hyères et le stade Mayol à Toulon, derrière la rade, quartier de Besagne. J’ai des souvenirs (amoureux) sur les pentes du Faron, j’en ai d’autres (amicaux) à Porquerolles. Rien que de moche entre Hyères et Bormes-les-Mimosas. Des aperçus paradisiaques jusqu’au Rayol. Découpée entre les arbres d’une villa où j’ai des attaches, la mer scintille comme si la main de Dieu y avait lâché des diamants par milliards. On voit danser des focs, on aperçoit les îles du Levant et de Port-Cros. Saint-Tropez, Gassin, Ramatuelle, la baie : ça reste beau, me dis-je en soupirant dans ma voiture qui fait la queue depuis une heure à l’entrée de la presqu’île. Tout aussi beau le rivage entre Boulouris et Théoule, avec ce rouge des rochers dentelés de l’Estérel sur lesquels moussent les vagues. Cannes ? Encore des souvenirs — un dîner au Suquet avec Richard Anthony, arrosé à la nostalgie de l’époque où ses tubes me serinaient les neurones tandis qu’en longeant la Croisette jusqu’au Palm Beach, je roulais des mécaniques comme Delon dans Mélodie en sous-sol. Souvenirs du Festival aussi, plus contrastés car en smoking je me sentais déguisé et comme intrus parmi les « officiels ». Golfe-Juan : une pensée pour Napoléon, une autre pour Cyril Connolly. Les remparts d’Antibes, les rues pentues, un air de Sidney Bechet, le fantôme de Fitzgerald, la cathédrale dont le baroque ressemble à celui de Sainte-Réparade à Nice ou de Saint-Pierre à Villefranche. La baie des Anges après les horreurs bétonnées en forme de pyramide à Villeneuve-Loubet. Finalement j’aime Nice autant que Marseille. Différemment. Ce n’est plus la Provence, pas encore l’Italie. La route de moyenne corniche jusqu’à Monaco ménage des vues d’anthologie. Le détour par Villefranche ne me déçoit jamais. Finalement j’aime Monaco, parfait mirage, plus jaune qu’ocre. Ce n’est plus la France. Ni la Provence. Encore moins la province et pas non plus l’étranger. C’est une opérette dont les héroïnes sont toutes des princesses. Tout est décor à Monaco, même le stade Louis-II, sur le rocher où les Grimaldi sont suspendus au-dessus de la baie. À chacun sa princesse. Les midinettes ont celles du Palais. Moi, j’en ai une à titre d’amie, infiniment plus belle que les vamps des magazines people en transit sur les yachts alignés dans le port. Elle s’appelle Alexandra. Blonde comme les blés, mince comme une liane, de grands yeux de biche, un sourire à damner les moines de Lérins. Lorsque j’entre à ses côtés dans un restaurant chic, je me sens dans la peau d’un play-boy défiscalisé. Impression fugace, je n’ai ni les moyens, ni le goût, ni le physique du rôle. Mais, pour moi, la rutilance capiteuse de la Riviera, son côté langoureusement « Années folles » à la Jean Lorrain, c’est Alexandra qui les focalise. Son charme m’entête jusqu’à Menton qui est un peu Nice en modèle réduit. J’aime pousser jusqu’à Vintimille qui est une Menton un peu napolitaine.