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L’une et l’autre attirent depuis un siècle des foules de pèlerins autour de deux basiliques esthétiquement discutables, mais à une certaine altitude de la piété on n’y prête plus attention. Sans Lourdes et sans Lisieux, la France ne serait pas la même et nos voisins la considéreraient différemment. Pas seulement dans les sphères catholiques. Il faut être venu à Lourdes pour percevoir cette qualité inouïe de l’espérance, chez le pèlerin de base ou chez le malade incurable. On oublie vite les marchands du Temple. On oublie même, si l’on est rugbyphile, l’autre miracle (mineur) : le grand FC Lourdes des années cinquante, initiateur du jeu dit « à la française » au stade Béguère. On n’oublie pas la ferveur devant la grotte, les larmes de joie, l’imbrication de la souffrance dans les élans de pur bonheur. Il faut connaître Lisieux pour apprécier la fascination qu’inspire la mystique de Thérèse (« la petite voie »), sa réclusion précoce, la brièveté touchante de son intrusion sur la terre des hommes.

Spécialité française du XIXsiècle (avec l’anticléricalisme), le culte marial nous a offert ces deux petites saintes sans fioritures. Vraiment je les aime beaucoup, chacune dans son style, Bernadette plus rustaude et qui parlait à Dieu en patois bigourdan, Thérèse un peu plus policée et conceptuelle, mais dans le ravissement leur sourire est le même. Il emprunte sa douceur à une autre sainte française, qui avant elles a vu aussi la Vierge et comme elles s’est faite religieuse : Catherine Labouré. On n’est pas obligé d’être catholique et de croire aux miracles pour apprécier ce que la texture de la féminité française leur doit. D’une certaine façon, Emma Bovary est leur disciple, autant ou presque que ces jeunettes à cornette des Hospices de Beaune qui prêtent à rire dans La Grande Vadrouille.

Sanglier des Ardennes (Le)

Comme tous les sports le foot a été inventé sous la pluie par la gentry victorienne et selon l’écrivain wallon Paul Vandromme il est devenu « la dernière religion universelle avec le rock ». Universelle sans doute, et j’y ai sacrifié tout naturellement, durant des décennies, à l’échelon le plus modeste, usant force crampons sur des stades semés de taupinières. Mais chaque pays communie avec les saints de sa propre légende, émargés de sa propre histoire-géo. Bien avant de connaître les départements, leurs chefs-lieux, leurs numéros minéralogiques, mon Hexagone imaginaire s’est fleuri de noms de lieux liés à des noms de clubs, liés à des noms de stades, liés à des noms de joueurs. Nice, c’était l’OGCN, Lille, le LOSC, Marseille, l’OM, Angers, le SCO, Bordeaux, les Girondins, Roubaix, le CORT. On qualifiait les Nîmois de « crocodiles », les Sochaliens de « lions », les Nantais de « canaris ». Je cherchais vainement Sochaux sur les cartes et j’avais du mal à repérer les villes dont les clubs pros jouaient en deuxième division, Forbach, Troyes, Sète, Alès. Du coup je les fabulais. Apprise dans Miroir Sprint, le Miroir du Sport et Football Magazine, la géographie de notre foot situait les hauts lieux en lisière de l’Hexagone : à l’est (Strasbourg, Nancy, Metz), au nord (Lille, Valenciennes, Lens, Sedan) à l’ouest (Le Havre, Rennes, Nantes, Bordeaux) et au sud (Montpellier, Nîmes, Marseille, Nice, Monaco). Ces villes, je les ai imaginées aux couleurs de leur club dont les photos des joueurs étaient offertes en prime dans les plaquettes de chocolat. Quand on m’envoya satisfaire à mes obligations militaires près de Strasbourg, le pèlerinage à la Meinau s’imposa d’emblée et je reverrai toujours Trésor, alors à l’OM, impérial sur la pelouse couverte de neige. Longtemps je n’ai connu de Saint-Étienne que son « chaudron » de Geoffroy-Guichard, en bordure de la rocade, et les Verts de la bande à Herbin : Bosquier, Keita, Larqué, Revelli et consorts. À Gueugnon j’ai vu les « forgerons » défier Monaco dans leur petit stade donnant sur des prés à vache, une année où par miracle ils étaient montés en première division. Deux buts d’Anderson les en délogèrent. J’ai toujours aimé ces clubs sans renommée qui accèdent brièvement à l’élite, ou qui vont loin en Coupe de France tels Gardanne, Quevilly ou Calais. Ainsi me suis-je hasardé dans les faubourgs de Châteauroux, ville sans agrément notoire : le club était monté, il affrontait les Lyonnais, il s’est fait rétamer. Aurais-je tenu à visiter Louhans si cette sous-préfecture charmante, mais concise, n’avait figuré longtemps parmi les pros de seconde division ? La remarque vaut pour Guingamp en Bretagne, pour Saint-Seurin au bord de l’Isle. De même que le pape des catholiques habitait Rome et non Paris, la religion du ballon rond ne consentait à la France qu’un rang de succursale. Sa capitale, c’était Santos, quelque part au Brésil, et son pape noir s’appelait Pelé. On disait « le roi Pelé ». Pape ou roi, il régnait en toute majesté sur une Curie dont les cardinaux majeurs, Di Stefano et Puskas, étaient au Réal, vêtus de blanc. On signalait des évêchés importants à Manchester (United), à Milan, (AC ou Inter), à Turin (la Juve) à Munich (le Bayern) mais les vrais lieux de pèlerinage se trouvaient là-bas, au Brésil pour le temps présent, en Uruguay si l’on remontait dans l’histoire de la quête du Graal, autrement dit la coupe Julet Rimet. En Argentine aussi puisque Di Stefano venait de cette pampa. Wembley figurait une manière d’Acropole ; on savait qu’un certain Stanley Matthews, dans un passé indéfini, s’y était illustré jusqu’à un âge canonique. Notre foot n’avait pas de prétention, son légendaire se nourrissait d’une troisième place à la Coupe du monde de 1958 en Suède. Divine surprise avec les 13 buts de Just Fontaine mais le héros, c’était Pelé, sans concurrence plausible. Tout de même, j’entendais dire qu’un certain Lardi Ben Barek avait en son temps réalisé des prodiges à Paris puis à Marseille. Mon père en faisait grand cas. Qu’il fût venu d’Afrique du Nord pimentait ma vénération d’une touche d’exotisme. Bien plus tard, en 1982, en 1998, en 2000, j’ai mesuré ce que la France devait à son passé colonial. Comme si les « Gaulois » approximativement de souche ne recèlaient pas les vertus exigibles pour accéder aux empyrées. Lorsque j’étais enfant, les fils d’immigrés italiens et polonais faisaient l’appoint, avec quelques exilés d’Europe de l’Est. J’habitais Paris et la capitale possédait quatre clubs pros, deux en première division, le Racing et le Stade français, deux en seconde division, le Red Star qui jouait à Saint-Ouen, le CAP qui se produisait à la porte de Montreuil. Il y avait un Argentin au Red Star, Sivori, deux Suisses au Stade français, Potier et Eschmann, un Asiatique au Racing, Van Sam. Je crois bien que le premier être humain noir de peau qu’il m’ait été donné de voir, au parc des Princes, fut l’avant-centre de Saint-Étienne Njo-Léa, lors d’un seizième de Coupe de France opposant son club à Sochaux. Njo-Léa était aussi, selon la presse, le seul étudiant du foot pro, et un des promoteurs du syndicalisme. Au Racing le gardien de but international René Vignal était surnommé le « goal volant », et l’arrière gauche, également international, Roger Marche, « le sanglier des Ardennes ». Pourquoi « sanglier » et où se trouvaient les « Ardennes » ? Un pays de forêts, me disait-on, avec le club de Sedan comme porte-étendard — et j’imaginais Marche, qui était chauve comme un flan, rugueux comme l’écorce d’un chêne et taciturne, vivant en ermite dans une cabane au fond des bois. Ancien champion régional d’athlétisme (400-mètres et marteau), il avait longtemps joué à Reims avant d’émigrer au Racing, contre son gré selon la presse footballistique. Il vivait dans ses Ardennes, du côté de Charleville, s’entraînait tout seul et ne venait à Reims ou à Paris que les jours de matchs. Je l’idéalisais ; il incarnait une France humblement rustique, un foot français de bric et de broc. À chacun ses repères : pour moi Charleville sera à tout jamais la patrie de Rimbaud et de Marche. Le génie sans frontières, les vertus de terroir : il faut les deux pour faire une France selon mes goûts. Je fus heureux de voir Marche marquer son seul but en équipe de France, contre l’Espagne, par inadvertance car il s’agissait d’un centre foiré au terme d’une de ses rares incursions dans la moitié de terrain adverse. C’était au parc des Princes, le temple des cérémonies majeures, celui de Colombes étant dévolu à la finale de la Coupe et au Tournoi des Cinq Nations de rugby. Le « vrai » Parc, celui d’autrefois avec ses tribunes en bois, sa piste cyclable où s’achevait le Tour de France, et ses « titis » dont j’apprenais l’argot dans les travées. Aucune commune mesure avec le Maracana de Rio ou le Barnabéu de Madrid. Un temple modeste à l’image d’un football à la bonne franquette dont les ténors ne se prenaient pas pour des stars. Les internationaux avaient des bonnes têtes de jeunes pères de famille, ils auraient pu être mon père. Le culte qu’on leur vouait était familier ; on les imaginait tapant le carton au bistrot du coin avec les habitués. C’était un foot faubourien, commenté avec une gouaille à la Simonin, à la Bob Giraud, version prolo de l’esprit français. Un foot de petits stades municipaux en lisière des patelins, avec des sols inégaux, des vestiaires pas chauffés et des bénévoles qui allaient réveiller le onzième à trois heures moins le quart après avoir tracé les lignes à la chaux. Rien de commun avec les grands espaces verts dévolus au sport en Angleterre. Les Français ne sont pas foncièrement sportifs comme les Anglo-Saxons, les Scandinaves ou les Slaves. Ni frénétiquement comme les Latins. Notre foot artisanal ressuscite les antiques rivalités des communes, pour ne pas dire des paroisses. Il peut être passionnel, il n’est jamais religieux. Il a changé par mimétisme dans son haut de gamme qui tolérait alors un club comme Sedan, ville aléatoire de ces Ardennes transfigurées par Marche. Aussi fus-je aux anges quand les Sedanais remportèrent (en deux manches) la Coupe de France contre Le Havre, le doyen des clubs français, dont je savais qu’il s’intitulait HAC et jouait à la « cavée verte ». Il fallait un téléphérique pour y accéder, ça auréolait l’endroit de mystère, je rêvais d’y monter un jour. Rêve hors de portée, comme celui d’aller au Stade Louis II, à Monaco, où Grace Kelly régnait sur un « rocher ». Je n’ai pas d’appétence particulière pour les princesses de magazine, pas de sympathie non plus pour les refuges fiscaux, mais pour Monaco des indulgences plénières, redevables à Douis ou Cossou plutôt qu’aux Grimaldi. La première fois que j’y suis allé, je fis le détour pour apercevoir le stade Louis II et lorsque, enfin, j’y assistai à un match, j’étais en compagnie d’un ancien international yougoslave dont l’épouse est la plus belle princesse de Monaco. Autre destination où mes songes nocturnes me parachutaient : le stade Delaune, à Reims. Raymond Kopa y orchestrait l’équipe la plus glorieuse du moment avec ses Colonna, Wendling, Jonquet, Müller, Penverne, Bliard, Vincent, Piantoni, Fontaine. Cette liste s’imbrique encore dans celle des rois de France oints et couronnés dans la cathédrale et comme la plupart des joueurs du stade de Reims (maillots rouges, manches blanches) étaient internationaux, mon patriotisme trouvait son compte en adulant Kopa. Même s’il affrontait le sanglier des Ardennes. J’eus le privilège, une fois, de le voir au Parc ajuster ses dribbles courts, c’était un spectacle de grand luxe. Lorsqu’il fut transféré au Real, j’éprouvai un sentiment mêlé de tristesse et de fierté. Il plaquait Reims mais il se hissait dans le ciel de la légende, à égalité avec Di Stefano, juste derrière Pelé. Du reste il revint en équipe de France pour l’épopée suédoise de 1958, puis à Reims pour finir sa carrière. Un demi-siècle plus tard, par la grâce d’un ami commun, j’ai rencontré Kopa. J’avais très peur d’être déçu. Or c’est un homme de bon aloi, intelligent, avenant, simple comme bonjour. Retour sur images miraculeux de mes ferveurs enfantines, paradoxal car nous dînâmes ce soir-là dans une ville de rugby entre Bérot, Jazy, Albaladéjo, Darrigade et André Boniface. On peut communier sous les deux espèces, foot et rugby sans être schizo ; les géographies, les sociologies, les mythologies ne sont pas les mêmes. Notre rugby s’enracine dans la ruralité, occitane au sens large ; notre foot est plus citadin et volontiers banlieusard. J’ai appris le rugby sur une de ses terres d’élection ; j’ai appris le foot dans une cour d’école, et sur un trottoir, comme tous les enfants de monde ou presque. (voir : Montfort-en-Chalosse).